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La Soirée Théâtrale – Thérésa à la Gaîté

Le Figaro – Mardi 29 février 1876

(…) Que serions-nous devenus, ce soir, au milieu de la cohue que le carnaval déverse dans tous les théâtres, sans la Gaîté, qui a eu la délicate attention de nous offrir sa petite première du lundi gras ?
Il est vrai que ce n’est pas de la faute de la direction si cette première n’a pas eu lieu plus tôt. Voilà plus d’un mois qu’il avait été décidé qu’on ferait un rôle pour Thérésa dans le Voyage dans la lune.
Thérésa appartenait à la Gaîté où elle avait été engagée pour jouer dans le Don Quichotte de Sardou et d’Offenbach ; M. Vinzentini lui comptait, depuis le premier janvier, une somme fort rondelette par soirée et le succès persistant du Voyage ayant rendu Don Quichotte impossible à la Gaîté, on demanda à Thérésa si elle consentait à faire partie des voyageurs. La diva populaire accepta avec beaucoup de bonne grâce et aussitôt les paroliers se mirent à l’œuvre.
En un clin d’œil, voilà un rôle nouveau et des chansons nouvelles. Mais la goutte, cette méchante fée qui se plaît à faire des niches déplorables au maestro Offenbach, remet tout en question. Pendant huit jours, Offenbach est dans l’impossibilité d’écrire une note. Aussitôt qu’il peut remuer un doigt, il se met à l’œuvre. La musique est finie, elle est orchestrée, on va pouvoir jouer, le service de presse est tout préparé. Hélas ! Thérésa n’a plus de voix. Un refroidissement, de la fatigue, bref une bonne extinction. En voilà encore pour huit jours. Et Vinzentini s’arrachait les cheveux. Tous ces retards l’empêchaient de quitter Paris, et l’on sait que le directeur du futur Théâtre-Lyrique est forcé de quitter Paris tous les quinze jours. La voix céleste qui criait : « Marche, marche ! » au Juif Errant, était moins impitoyable que celle des jeunes compositeurs criant à Vizentini : « Cherche, cherche un ténor ! »
– De grâce, murmure Vinzentini suppliant, un seul instant de répit !
– Cherche ! cherche !
– J’ai mon ballet de la neige à remettre à neuf, à surveiller les dernières répétitions de Thérésa !
– Cherche ! cherche un ténor !
Il lui a fallut partir sans attendre à ce soir. Mais une dépêche expédiée à minuit, après la représentation, a dû lui apprendre l’heureux résultat de la soirée.

Car il y a eu succès. Thérésa et ses chansons ont produit grand effet. Il y en a deux surtout, au troisième acte, qu’elle détaille avec une finesse et un art exquis.
La déclaration bouffe qu’elle chante à Grivot deviendra rapidement populaire.
Les deux costumes dessinés par Grévin sont charmants. Le premier est blanc et rose avec des broderies d’étoffe et d’or, drapé selon la façon originale imaginée par Grévin pour les femmes lunaires, le second est en laine blanche et rouge avec des appliques rouges, des cornets renversés en laine rouge.
Les artistes, Zulma Bouffar et Christian en tête, ont, après quatre mois, autant de verve et d’entrain que le premier soir. Tous les costumes sont flambants neufs.
Mais que vois-je ?
Des quatre jolies hirondelles de la neige, il en est une que je ne reconnais pas.
Elle est nouvelle, en effet ; elle n’est hirondelle que depuis quelques jours.
Où est celle qu’elle remplace ?
Hélas ! C’était une bien jolie et bien gracieuse petite fille. Elle s’appelait Carbagnati et était venue de Milan avec le ballet italien qu’Offenbach avait engagé pour la reprise d’Orphée. C’est à peine si elle avait dix-sept ans et elle était si simple, si mignonne, si honnête, que tout le monde l’aimait au théâtre. Quand la plaisanterie se faisait un peu graveleuse au foyer des artistes et qu’elle y entrait par hasard, tout le monde se taisait comme par enchantement. Elle avait un doux sourire et de beaux grands yeux brillants qui vous allaient au fond de l’âme.
Elle arriva à Paris toute seule, sans parents, sans amis, n’ayant pour toutes ressources que ses maigres appointements de danseuse. Elle logeait chez le père d’une de ses camarades de la Gaîté, Italienne comme elle. Le père n’était pas bien riche ; c’était un bateleur qui courait les fêtes foraines. Pourtant la pauvre petite était maladive ; elle avait besoin de soins, d’un régime fortifiant. Un excès de fatigue pouvait lui être fatal. Le médecin du théâtre lui ordonnait toutes sortes de choses qu’elle ne pouvait guère se procurer. Elle ne se plaignit jamais à personne.
Son état s’aggrava. L’hiver rigoureux que nous venons de subir lui fut fatal. Un de ces derniers soirs, après le ballet, la pauvre petite hirondelle s’évanouit dans la coulisse.
– Qu’elle retourne en Italie, au plus vite, dit le médecin. Ici il est impossible de la sauver !
Et la jolie enfant retourna en Italie comme une vraie hirondelle allant chercher le soleil. Y retrouvera-t-elle la santé ? Voilà ce qu’on ne saura probablement jamais à la Gaîté où l’on a parlé d’elle ce soir, mais où – avant huit jours – on n’y pensera plus.

Un Monsieur de l’orchestre.

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