Les Soirées parisiennes, par un Monsieur de l’Orchestre.
Aujourd’hui même, la librairie Dentu met en vente un volume qui est certainement appelé à avoir un grand succès.
Ce sont les Soirées parisiennes de notre collaborateur le Monsieur de l’Orchestre.
La vignette, dessinée par Grévin pour la couverture de ce volume, le résume très spirituellement :
Un diablotin masqué, ayant des oreilles en guise d’ailes et portant une paire d’yeux en breloques, prend des notes sur un calepin.
Le livre est en effet bourré de notes intéressantes, d’anecdotes piquantes, de tout ce qui s’est dit et fait enfin dans les théâtres, les salles, les foyers, les coulisses de Paris, depuis le 1er janvier jusqu’au 31 décembre 1874.
Pour recommander ses Soirées parisiennes au public, qui les relira certainement avec un vif plaisir, notre collaborateur avait le choix parmi les préfaciers les plus illustres. Mais il a pensé que ces messieurs devaient être hier occupés depuis que tout le monde leur demande des préfaces et il a complété son volume, si plein de choses originales, par une originalité de plus : une préface de Jacques Offenbach.
Nous offrons à nos lecteurs la primeur de ces quelques pages pleines d’esprit, de bon sens et de bonne humeur.
Mon cher ami,
Vous me demandez une préface, à moi qui ne suis pas un écrivain, mais un musicien ; vous avez sans doute voulu me demander une ouverture.
Est-ce parce que, si je ne suis pas un écrivain, je suis un homme de théâtre ? En ce cas, vous auriez pu la demander à Alexandre Dumas, qui est un maître en toutes choses.
Vous avez sans doute pensé qu’en vous adressant à Dumas pour votre préface, il ne vous laisserait plus de place pour votre livre, tandis qu’en songeant à moi vous vous êtes dit : – Je connais Offenbach, il n’aura pas plus tôt écrit vingt-cinq lignes que ça finira par une double croche.
Eh bien, non, vous n’aurez ni croches, ni doubles croches, mais vous aurez votre préface, parce que les bonnes croches sont rares et que je garde les miennes pour mes pièces, tandis qu’il me serait impossible de faire réciter une préface par Dupuis, quand le public attendrait des couplets.
Il me sera d’autant plus facile de parler de votre livre que j’en pense beaucoup de bien. L’éloge n’est pas pour vous, ce je ne suis pas ici pour vous adresse des compliments, mais pour l’idée que vous avez eue et que vous complétez aujourd’hui.
Après vous être fait l’historien au jour le jour des faits de l’année théâtrale, vous avez formé le projet de les réunir en bloc pour rappeler au public tous les incidents dramatiques dont il a été le spectateur. Après lui avoir raconté quotidiennement des impressions fugitives, vous les lui mettez sous les yeux à titre de souvenir : ce qui était le journal est devenu les mémoires du théâtre. Après douze mois, on peut, en vous lisant, revoir, reprendre, revivre toutes les soirées que l’on a passées depuis un an, renouveler son plaisir de quelques heures, retrouver des émotions effacées, ressentir des joies qui semblent disparues. Vous avez fait pour le théâtre ce que d’autres font pour la politique, qui est une chose si ennuyeuse, quand elle n’est pas une chose attristante.
Pourquoi, en effet, le théâtre n’aurait-il pas son histoire complète ? N’y a-t-il pas dans le théâtre, comme dans le roman, comme dans la vie, des événements, des péripéties, des progrès, des transformations qui échappent parce qu’elles ne forment pas un faisceau compacte. La pièce qui naît fait oublier celle qui meurt ; on ne fait point de comparaison, de rapprochement ; on ne cherche pas les analogies : c’est une série de tableaux qui fuient, comme dans la lanterne magique, et, une fois évanouis, le succès le plus absolu ne pèse pas plus dans l’esprit du spectateur que la chute la plus éclatante.
C’était donc une lacune à combler. Vous l’avez fait, je vous applaudis. Le volume que vous publiez est le premier d’une série que vous devez continuer, afin que dans dix ans votre lecteur qui vous suivra retrouve avec intérêt toute l’histoire du théâtre contemporain. Grâce à vous, il ne perdra le souvenir d’aucun vaudeville, obscur ou célèbre, du plus petit lever de rideau joué devant des quinquets, du moindre couplet de facture qui aura eu du succès et dont vous lui redirez le texte. Il saura quel acteur avait la vogue dix ans auparavant, quel jour Mlle X… portait ses diamants, quelles étaient les modes en faveur au Gymnase en l’année où il a fait si froid, et quel tic faisait le succès de tel artiste, en l’année où il a fait si chaud.
Tout ceci est, sinon important, du moins très intéressant. Croyez-vous, quand on reprendra une pièce oubliée, qu’il ne sera pas très curieux de retrouver dans un des volumes que vous publierez la façon dont la pièce a été interprétée et accueillie autrefois, comment les acteurs étaient habillés et devant quelle salle ils jouaient, quel fauteuil occupait alors tel critique, mort et peut-être oublié, et quelle courtisane illustre occupait l’avant-scène de gauche, qu’occupera alors une autre courtisane non moins illustre ?
Car ce qui plaît en vos chroniques, c’est, en dehors du talent que vous y dépensez (mais pas de compliments, n’est-ce pas ?), c’est le nombre des petits détails qu’on retrouvera et qui se reproduiront exactement dans dix ans d’ici pour les mêmes choses et dans les mêmes circonstances.
Tout changera, on modifiera les lois constitutionnelles, on renversera des ministères, on transformera les théâtres, on supprimera l’opérette pour faire des vaudevilles ou l’on foulera aux pieds les vaudevilles pour les remplacer par des opérettes, mais vous, vous resterez ; votre idée survivra et, si vous n’êtes plus là, vous aurez des successeurs, parce que votre idée est neuve et originale.
Et comme il est fâcheux qu’une pareille idée n’ait pas été mise plutôt [1] à exécution ! Je me figure volontiers l’intérêt qu’on aurai à retrouver et à relire dans quelque vieux bouquin le compte-rendu d’une première de Molière, écrit par un Monsieur du parterre de l’hôtel de Bourgogne.
Comme on en dévorerait les détails ; comme il serait amusant de savoir si Molière avant d’entrer en scène n’en avait pas eu une avec la Béjart ; comment il mettait son rouge et quelles étaient, dans les coulisses, ses doubles émotions d’auteur et d’artiste.
Vous qui racontez les batailles qui se passent sur le théâtre, au moment où la toile se lève devant un public froid, curieux et implacable, quels récits n’auriez-vous pas faits de ces combats que livrait Molière, pareil à un colonel à la tête de son régiment !
De nos jours, cette aubaine nous manque, nos auteurs contemporains sont plus grands seigneurs qu’autrefois, et jamais il ne vous arrive de nous peindre Dumas fils dans le Père prodigue, Augier jouant Maître Guérin, et Barrière interprétant les Gens nerveux.
On a pu faire jusqu’ici des histoires du théâtre qui ne sont que la reproduction des critiques faites sur des pièces de grande allure, mais ces ouvrages, très intéressants pour indiquer la marche de la vie dramatique, le progrès des déductions théâtrales et les transformations du public, laissent dans l’ombre les menus détails, les petits incidents, le côté anecdotique dont vous faites votre spécialité.
Ces livres de haute critique ne racontent pas ce que vous racontez, les enfantements d’une pièce avant le lever du rideau, ce qui s’est passé dans les coulisses, dans les loges d’artistes, dans les couloirs le soir de la première, les mots que la pièce a inspirés aux contemporains. Si la critique déshabille l’auteur et la pièce quand ils se présentent devant la rampe, vous, vous déshabillez la mise en scène ; si la critique montre l’acteur et seulement l’acteur, vous, vous occupez de tout et de tous ; vous mettez en action le souffleur dans son trou, le directeur dans son cabinet, le spectateur dans sa stalle, l’artiste devant sa glace et son pot de rouge. Les critiques racontent le personnage, vous racontez l’homme ; les premiers donnent la fiction, vous donnez la réalité ; chez eux, c’est la mort, chez vous, c’est la vie.
Faites-nous revivre, mon cher ami ; ressuscitez-nous, les soirées que nous avons vécues ; rappelez-nous que nous fûmes joyeux, ou tristes, ou ennuyés, ou fatigués, ou émus à telle date, à telle heure. Rappelez à l’auteur, devenu vieux, les émotions d’une première applaudie, ce que l’on a dit de lui dans la salle, ce qu’il était, et de quelle couleur il avait les cheveux, sil en avait ; rappelez à l’artiste oubliée les bouquets qu’on lui a jetés et les billets doux qu’il a reçus. N’eussiez-vous encore que ce public-là pour vous lire, vous aurez un beau succès !
Mais vous aurez l’autre aussi ; vous aurez tous ceux qui parlaient de l’auteur et qui jetaient des bouquets à l’artiste. Vous les aiderez, en rafraîchissant leur mémoire, à racontez les péripéties d’une belle première à laquelle ils avaient été conviés. Qui de nous n’a pris plaisir à entendre raconter par nos anciens les grandes batailles d’Hernani et les émotions d’Antony, alors que Théophile Gautier portait les cheveux longs et un pourpoint du moyen âge ? Ne serait-ce pas avec une plus vive curiosité qu’on lirait les mêmes choses, si l’on pouvait les trouver ailleurs que dans les journaux du temps ?
Votre livre supplée à ce vide dans la littérature contemporaine ; il est le livre du souvenir de nos plaisirs, de notre jeunesse, de nos enthousiasmes et de nos regrets ; il est le répertoire des menus propos qui ont marqué dans une époque et des œuvres qui n’ont vécu que quelques jours ou quelques mois. Combien d’auteurs, combien d’artistes sont condamnés à l’oubli et que votre livre ressuscitera de temps en temps dans la mémoire de ceux qui leur survivent !
Mais je m’arrête, je vous laisse enfin la parole ; j’ai tenu à cœur de faire ressortir la valeur et l’intérêt de votre livre, je tiens maintenant à lui souhaiter tout le succès qu’il mérite et dont je suis assuré.
Ceci dit, je vous serre les deux mains, et s’il faut terminer cette préface par une mélodie quelconque, venez me voir, je vous jouerai quelque chose d’inédit.
JACQUES OFFENBACH.
Quelques mots encore.
Aux chroniques si amusantes, si spirituelles et si parisiennes que tout le monde relira avec plaisir, le Monsieur de l’Orchestre a ajouté pas mal de choses inédites et notamment une revue piquante d’une grande salle de première.
Les Soirées parisiennes forment un jolie volume de cinq cents pages que tout le monde devra avoir dans sa bibliothèque, parce qu’il est amusant autant qu’intéressant ; qu’il est le tableau fidèle, au jour le jour, du tout Paris et qu’il est indispensable à tous ceux qui veulent garder du théâtre autre chose que l’impression fugitive d’un plaisir ou d’un ennui.
Et puisqu’il s’agit de choses de théâtre, nous souhaitons au volume de notre collaborateur un succès de cent éditions.