Aujourd’hui à midi tout était bien arrêté. La Haine devait passer ce soir. Offenbach dans son cabinet distribuait les derniers strapontins vacants et Sardou envoyait à tous ses amis des lettres où il leur recommandait instamment de se trouver au théâtre à sept heures et demies très précises. Bref, toutes les mesures étaient prises et chacun se préparait avec émotion à la grande bataille.
Mais . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
À une heure arrivaient au théâtre des nouvelles inquiétantes de Lafontaine et Clément-Just. Les deux artistes, éreintés, exténués par les répétitions interminables de ces derniers jours se trouvaient dans l’impossibilité absolue de jouer aujourd’hui, plus de voix, plus de forces, plus rien ! Risquer la partie quand même, c’était s’exposer à voir la représentation arrêtée dès le second acte.
On a donc décidé que la première de la Haine n’aurait lieu que lundi : ci, pour la Gaîté, une perte sèche d’une dizaine de mille francs. Offenbach était hors de lui. Quant à Sardou, bien qu’il ne soit pas directement la cause de cet ajournement, au fond il éprouvait une certaine joie. Songez donc ! Deux relâches supplémentaires, c’est-à-dire deux jours de plus pour examiner à la loupe les derniers détails de sa mise en scène, n’était-ce pas le comble de la félicité !
Surmener les artistes, augmenter les frais d’un théâtre, qu’est-ce que tout cela, si le figurant qui se trouvait hier un peu trop à droite, doit, par suite de ce retard, être placé juste à l’endroit que lui assigne l’esprit minutieux de l’auteur ?
Du reste, à l’approche de ses pièces, Sardou ressemble de plus en plus à une mère qui va marier sa fille : il ne peut se décider à s’en séparer. Tous les prétextes lui sont bons pour retarder autant qu’il se peut le moment fatal : la coiffure n’est pas bien posée, le voile tombe trop bas, il manque une épingle ici, il y en a une de trop là, que sais-je ?
Vous croyez que j’exagère, non, les exigences de l’auteur de la Haine ne connaissent maintenant plus de bornes. Pour la procession, il voulait absolument un évêque véritable et n’y a renoncé que lorsqu’on lui a eu clairement prouvé qu’il serait impossible d’en trouver un de bonne volonté. Autre prétention : les machinistes ordinaires sont bien usés et bien rebattus pour un auteur aussi épris de couleur locale. Sardou demandait qu’ils fussent habillés de costumes en rapport avec les décorations qu’ils auraient à poser, pour l’acte de la cathédrale il lui fallait des sacristains, pour celui de la guerre civile, de bons gardes nationaux de la Commune, et ainsi de suite.
Dans les journées on a eu d’assez bonne heure la nouvelle de cet ajournement et on en a été quitte pour envoyer des commissionnaires et des dépêches aux personnes qu’on avait invitées.
En outres des bandes ont été collées sur toutes les affiches.
Mais bien des personnes sont arrivées au théâtre, ne se doutant de rien. Jugez si elles étaient furieuses. On a dîné de bonne heure, on s’est habillé, on a arrangé toute sa soirée pour cette première et la première n’a pas lieu. Quelle déception ! Quoi faire ? Où aller ? Les théâtres environnants sont tous pleins. Impossible de se caser à la Renaissance ou à la Porte Saint-Martin. L’Ambigu fait relâche.
Pauvre Ambigu ! Sa situation est assez comique. On y répète Cocagne, le soir, depuis bientôt une semaine. La pièce est prête à passer, mais comme on y compte beaucoup on n’a pas voulu donner la première en même temps que celle de la Gaîté. Et voilà MM. Fisher et Beaugé, qui n’ont rien de Sardou, obligés de suivre la fortune d’Offenbach. Avouez que c’est amusant.
On comprend que ces relâches continuels, ces premières annoncés puis retardées, ces émotions qui n’aboutissent à rien ont terriblement énervé les artistes.
Mais un ami de Sardou les a calmés d’un mot en leur disant :
– Au centième relâche, il vous offrira à souper.
Un mot cruel, par exemple, celui d’un spectateur qui a trouvé les portes de la Gaîté fermées :
– Ah ! bien !… Sardou aura eu, cette année, plus de relâches que de représentations.
Maintenant, – convenons-en, – ce mot cruel est justifié. On en a fait de bien plus vifs, et cela se conçoit.
Figurez-vous un monsieur qui a l’habitude de saisir avec empressement toutes les occasions de tromper sa femme.
La première de la Haine est un prétexte admirable…
Justement il a lu le compte-rendu anticipé de la pièce dans un journal du matin ; il est donc suffisamment armé, contre la curiosité de sa moitié.
Il a expliqué depuis plusieurs jours à madame qu’un ami d’un ami du tailleur de Lafontaine lui a promis une stalle d’orchestre. Le spectacle étant annoncé pour sept heures et demie, il dînera au restaurant. Naturellement, pour donner plus de vraisemblance à son mensonge, il se met en habit et, à six heures, il quitte le domicile conjugal pour aller courir la prétendante.
À trois heures du matin, il rentre. Madame se réveille un peu.
– Quelle heure est-il donc ? murmure-t-elle.
– Ne m’en parle pas, bobonne, une heure indécente. Ces premières finissent si tard ! Je suis éreinté.
– Était-ce jolie ?
– Magnifique.
– Et la procession ?
– Splendide.
– Un succès, alors ?
– On ne sait pas encore… il faut voir… (vous comprenez que le monsieur ne veut pas trop s’avancer.)
– Tu me raconteras cela demain ?
– Parbleu.
– Bonne nuit, alors !
– Bonne nuit.
Madame se rendort. Le lendemain, en ouvrant son journal, qu’y verra-t-elle ? Il y a eu relâche à la Gaîté !…
Et vous voudrez que le mari, pris ainsi en flagrant délit de papillonnage, ne jurât pas à Sardou une éternelle haine ?
Allons donc ! Il la jure. Cela fera deux haines.
UN MONSIEUR DE L’ORCHESTRE.