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Bouffes Parisiens

Le Figaro – Dimanche 30 décembre 1855

La nouvelle salle

Aujourd’hui samedi, aura lieu « irrévocablement » l’inauguration de la salle Choiseul. Nous avons pu, grâce à l’amicale complaisance des directeurs, risquer un pied et deux yeux dans la charmante volière que M. Jacques Offenbach vient de faire ériger aux oiseaux chargés de gazouiller ses mélodies si variées et si gaies nous avons tout examiné : distributions et décoration ; – tout essayé : banquettes et fauteuils ; – tout visité : avant-scènes et loges d’artistes. Les distributions sont commodes, la décoration est riche, – peut-être trop riche ; – les banquettes sont parfaitement rembourrées, les fauteuils sont élégants, moelleux et un peu plus que larges ; – les avant-scènes et les loges sont somptueuses. Le programme laconique donné par les trois directeurs à l’architecte : trop de luxe et jamais assez de comfortable [1], a été tellement suivi à la lettre que la salle, qui jadis renfermait près de neuf cents places, ne contiendra plus que six cent cinquante spectateurs, et que le chiffre total des dépenses montera à plus de quatre-vingt mille francs ; mais aussi aucune salle de Paris ne pourra être comparée à celle des Bouffes-Parisiens, pour l’élégance et le comfort [2]. Celle-ci ressemble bien moins à une salle construite par des spéculateurs qu’à une sorte de temple élevé à la musique par un prince opulent, pour ses plaisirs, et ceux de sa cour. – Nous allons essayer de mettre en ordre nos souvenirs, comptant qu’on nous pardonnera l’aridité des détails en faveur de leur exactitude.

M. Léon Lehmann, un tout jeune homme, a été hardiment choisi par M. Offenbach comme architecte ; quand ce nom frappa notre oreille pour la première fois, nous demandâmes : « Quel est ce Lehmann ?. » Vous verrez, nous fut-il dit. Nous avons vu, et nous savons aujourd’hui ce qu’est M. Lehmann, c’est un homme de talent.

Mais qu’il nous permette, avant d’aller plus loin, de lui dire, que voilà bien des magnificences perdues, pour nous du moins, car jamais cette salle ainsi transfigurée ne vaudra à nos yeux la salle enfumée et étroite dans laquelle il y a de longues années nous vîmes jouer le petit Berger et la petite Lory. – Le petit Berger est mort, la petite Lory doit bien, à l’année qu’il est, friser la quarantaine ; mais ce n’est pas précisément, – égoïste que nous sommes, – le pauvre Berger que nous regrettons le plus, ni même la jeunesse de mademoiselle Lory, – ce sont les joies de notre enfance,

Détails

La salle des Bouffes-Parisiens a deux entrées une spécialement destinée aux piétons, passage Choiseul, et l’autre pour les voitures, rue Monsigny n° 4 ; une galerie large de quatre mètres les relie et conduit à deux escaliers, si faciles et si bien compris, qu’ils donneraient envie de les monter aux goutteux les plus endurcis. Ils conduisent au contrôle placé dans un cul de four qui termine de la façon la plus heureuse le vestibule spacieux du premier étage ; à droite et à gauche du contrôle un escalier mène aux trois étages de loges : rez-de-chaussée, première et seconde galeries. Jusque-là la décoration est sobre, les murs sont en marbre et rien de plus, pas un ornement, pas même un filet au plafond. M. Lehmann a réservé toutes ses ressources pour la salle et les foyers, mais je ne sais s’il a eu complétement raison. Ce passage subit de la simplicité la plus grande au luxe le plus rafliné a peut-être ce double inconvénient de faire paraître la salle trop riche et les abords trop pauvres.

N’attendons pas la réponse de M. Lehmann, qui nous prouverait sans doute que notre critique tombe à faux, et entrons à la première galerie. Les gros murs et la toiture sont restés seuls de la salle érigée en 1825 par MM. Allard et Brunton ; tous les planchers ont été refaits, tous les points d’appui intérieurs ont disparu et ont été remplacés par des fermes en fer : ça a été une Sainte-Barthélemy de colonnes de tous les ordres possibles, depuis le toscan jusqu’au corinthien ; saint Vignole s’en est voilé la face d’horreur dans son mausolée à trigliphes, et M. Comte, saisi d’épouvanté, a vingt fois voulu s’opposer aux entreprises audacieuses de M. Lehmann. Mais le jeune artiste, ne s’arrêtant pas devant ces terreurs de propriétaire, a poursuivi son œuvre de destruction.

Il serait impossible, sans tomber dans des détails tout à fait incompréhensibles pour la majorité de nos lecteurs d’essayer d’expliquer tous les problèmes résolus par M. Lehmann dans cette restauration beaucoup plus difficile, on le comprend aisément, qu’une reconstruction totale. Un exemple : en 1825, les architectes avaient usé d’un stratagème un peu osé pour regagner une partie de l’espace dévoré par eux dans leur orgie de points d’appui : ils avaient imaginé de construire leur salle sans escaliers. « Bon ! va-t-on dire, comme Balzac aux Jardies ! » Pas du tout ; Balzac avait bien naïvement et réellement oublié l’escalier ; il n’en était pas ainsi de nos architectes ; leur oubli était prémédité ; une fois perpétré et la salle finie ou à peu près, ils firent très haut leur mea culpâ [3] ; on rit et on leur accorda la permission d’établir leurs escaliers dans « les isolements. » C’était autant de place de regagné ; M. Lehmann espérant que c’était là un fait acquis au débat, se contentait dans son projet d’agrandir ces escaliers ; mais quand il s’agit de passer à l’exécution, les inspecteurs de la voirie le rappelèrent à l’observation des ordonnances, et il fut forcé d’improviser dans les vingt-quatre heures un nouvel « emmanchement. » C’est à quoi il est arrivé sans que les dégagements aient perdu un centimètre de superficie.

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La nouvelle salle, qui n’affecte aucune prétention architecturale, est décorée dans le style Louis XV, qu’on devrait appeler le style français, car c’est lui seul dans lequel l’esprit, la fantaisie et la grâce nationale se soient jamais trouvés à l’aise. Et ici un regret, mais non pas un reproche, car nous savons quelle a été la rapidité de l’exécution : il est malheureux que le temps n’ait pas permis de faire l’ameublement de la salle aussi en style Louis XV. Les fauteuils sont aussi riches que ceux des théâtres impériaux, mais combien l’effet général eût été plus satisfaisant, si le spectateur avait pu s’asseoir sur des sièges rococo en bois peint en blanc et réchampis au vert-d’eau, avec des bois affectant ces formes tourmentées et impossibles, mais si séduisantes, si gracieuses à l’œil et si commodes au dos et au bras.

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Le parti pris du plafond et des galeries est un treillage or et argent, sur fond vert-d’eau et lie-de-vin, auxquels se rattachent de distance en distance des guirlandes de fleurs sculptées, peintes « nature, » mais de cette nature d’opéra-comique, où la bure est représentée par la soie, où les bergers portent la poudre, et où les moutons sont enrubannés de rose par des Amaryllis en panier. – Rien de doux et de chatoyant comme ces fleurs à tons fins et harmonieux, à calices dorés, et qui, de près comme de loin, donneront envie aux amateurs de bric-à-brac de chercher sous quelle feuille de rose se cache la double épée marque de fabrique, de la Flore du vieux Saxe.

Les avant-scènes ne sont point accusés d’une manière décidée ; elles ne comptent guère plus que les autres loges mais si on les avait isolées, ainsi que cela s’est toujours fait jusqu’à présent, cela eût été au préjudice d’une grande partie des spectateurs, à qui elles déroberaient alors une partie de la scène. Elles sont couronnées par un dais qui motive un ajustement de draperies et de lambrequin en velours grenat, brodé en or d’un effet splendide.

M. Lehmann a eu l’heureuse idée de se servir ici d’une invention récente due à MM. Viette et Michaud, et dont la première application a eu lieu à l’occasion de la fête donnée à l’Hôtel-de-Ville, lors du passage de la reine d’Angleterre. – Ces broderies sont exécutées en gutta-percha recouverte d’or fin au moyen d’une presse hydraulique. L’aspect est beaucoup plus satisfaisant que celui des broderies ordinaires, et il y a plus des neuf dixièmes d’économie sur le prix de revient.

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Le motif architectural est entièrement reporté sur ce que j’appellerais volontiers le frontispice, c’est-à-dire sur la décoration de l’ouverture de la scène formant l’encadrement du rideau ; ordinairement, c’est-à-dire toujours, le manteau d’arlequin est tendu en toile peinte ; ici, caché par des tentures de velours brodé comme celles des avant-scènes, il devient un véritable cadre pour l’action scénique, cadre élégant et riche, séparant d’une manière décidée et franche le spectateur du comédien, la vie réelle de l’illusion.

La toile, peinte par Cambon, est charmante de couleur et de manière ; elle rappelle, sans en être une imitation, celle du Vaudeville, peinte par le même maître. Je ne rature pas le mot, car au risque de trébucher dans une antithèse, je dirai que lorsque trop de peintres font des tableaux avec des procédés de décorateur, les décors de M. Cambon sont presque toujours des tableaux.

Au centre de ce frontispice sont les armes impériales supportées par deux Amours en argent aux ailes dorées ; des instruments de musique sont sculptés dans les tympans de la courbe en anse de panier, terminant par le haut l’ouverture de la scène, et qui repose sur deux cariatides. Ce cadre est isolé des avant-scènes par deux palmiers en or, comme dans le théâtre Louis XV du château de Fontainebleau.

Toutes les sculptures de ce cadre, cariatides et ornements, fleurs et instruments, sont l’œuvre de M. Barles, qui, en vingt-trois jours, a fait à lui seul les maquettes, moules et modèles, et si quelques détails accusent la précipitation du travail, la plus grande partie de cette composition est traitée d’une main sure et habile. Jusqu’à présent M. Barles avait travaillé en sous-ordre, c’était presqu’un ouvrier ; mais M. Lehmann l’a deviné comme il avait été deviné lui-même par M. Offenbach, et M. Barles aura désormais l’honnneur [4] et le profit de ses œuvres.

Les devantures des galeries sont dues à M. Auguste Lechesne, l’auteur de la frise de la Maison dorée et du charmant petit hôtel de la rue Fontaine-Saint-Georges.

Le plafond s’harmonise avec les autres décorations ; on y retrouve le parti pris de grillage orné de fleurs et de brindilles, avec des percées de ciel des médaillons et des figurines le lustre sort des ateliers de M. Eugène Melon ; il est entièrement nouveau et comme forme et comme éclairage : on a voulu rompre avec la forme traditionnelle de la demi-sphère s’accrochant à une galerie de feu, et on a adopté celle d’une immense lanterne Louis XV, supportant trois rangs de lumière superposés et séparés par des plaquettes de cristal ; point d’or ni d’ajustement conventionnel ; une masse blanche et lumineuse, ne confisquant aucun de ses rayons à son profit, et jetant avec profusion la clarté sur les détails et les coquetteries de la salle.

N’oublions pas deux petits foyers circulaires, – nous les eussions préférés elliptiques, mais la place manquait, – qui ont été disposés aux extrémités des couloirs des premières loges.

L’ancienne salle n’en renfermait pas, et cela n’a pas été la moindre difficulté à vaincre que la création de ces deux petites ruches destinées à concentrer les bourdonnements de l’entr’acte ; leur décoration reflète celle de la salle, leur voussure est ornée de camées emblématiques représentant les Saisons ; sur le marbre blanc de leurs cheminées sont placés des bronzes artistiques signés Barbedienne. Des divans, des glaces richement encadrées, des portières fournies, ainsi que les autres étoffes et les tapis, par les Villes de France, et une lampe en potiche appendue à un tire-fond précieusement sculpté, complètent un ensemble de bon goût qui donne à ces foyers l’aspect de boudoirs d’un hôtel de grand seigneur et leur enlève ainsi la banalité ordinaire des endroits publics.

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Les gros travaux ont été exécutés par M. Bullot, entreprenenr général, qui, malgré quelques défaillances, a su mener à bonne fin une lourde besogne.

M. Daniel, chargé de la peinture et de la dorure, s’est tiré de sa double tâche en artiste de goût et de savoir.

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Depuis quelques mois, il existe une commission chargée par l’administration de veiller à ce que les places soient commodes et suffisamment espacées, cette commission est venue visiter la salle des Bouffes-Parisiens, le premier théâtre reconstruit depuis sa création ; non-seulement elle n’a pas eu à diminuer le nombre des places, mais encore plusieurs de ses membres ont déclaré qu’on n’avait peut-être pas été assez économe de l’espace, que les fauteuils d’orchestre, par exemple, pourraient être plus resserrés ; cet avis officieux n’a pas été suivi par le directeur et l’architecte, qui pensent qu’en matière de comfort [5], où il n’y a pas excès, il est bien près d’y avoir insuffisance.

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Un mot de statistique. Le nombre des loges est de 35 : 12 avant-scènes, 11 premières loges, 3 du centre, 4 de face, 4 de côté, 6 loges du rez-de-chaussée et 6 secondes loges ; à l’orchestre, 7 rangées de fauteuils et 2 rangées de stalles ; 5 banquettes de parterre, contenant 120 places à la première galerie, 96 fauteuil ; 64 stalles de seconde galerie, et derrière ces stalles, 120 places d’amphithéâtre ; en tout 600 places environ.

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Revenons, en finissant, sur la critique que nous avons indiquée en commençant ; dans la décoration de la nouvelle salle, il y a peut-être surcharge d’ornements, et plus d’or et d’argent que de raison ; si l’on voulait nous permettre de rappeler, en le parodiant, un mot un peu vieux, nous dirions à M. Lehmann qu’ayant fait cette salle jolie et très-jolie, il a eu deux fois tort de la faire trop riche.

Gustave Bourdin.

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