En 1835, l’Éclair, d’Halévy, venait à peine d’être donné à l’Opéra-Comique, lorsque la Juive fit son apparition à l’Opéra. Nous étions à Paris depuis peu, et naturellement très-curieux d’aller entendre cette Juive, dont on disait tant de bien et tant de mal ; nous étions silencieusement apostés dans la cour de l’Opéra vers six heures du soir, nous attendions avec impatience l’illustre auteur de ces partitions. Un peu avant sept heures, M. Halévy arrivait effectivement ; avec l’aplomb d’un bambin de treize ans, que nous étions alors, nous nous approchâmes de lui, et pourtant, d’une voix peu assurée, nous lui demandâmes s’il pouvait nous faire entendre la Juive. « C’est très-facile, nous répondit-il, et je suis enchanté que vous veniez me demander cela, d’autant plus que, si je me souviens bien, c’est vous qui avez fait la partie de basse à ma première répétition de l’Éclair. » Ce qui était authentique, car nous venions d’entrer à l’orchestre de l’Opéra-Comique. « Tenez-vous à bien voir ? dit M. Halévy. — Cher maître, nous tenons surtout à bien entendre. — Alors, venez avec moi, nous entendrons ensemble la Juive aux places où l’on voit très mal, mais où je vais toujours lorsque je veux me rendre bien compte des effets, et surtout des effets des masses. » Et nous montâmes aux troisièmes. Il fit ouvrir une loge, et là, tout oreilles, nous ne perdîmes pas une note de cette magnifique partition.
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Quelle est loin de nous cette représentation ! Vingt années ont passé depuis, et cet ouvrage, presque contesté à son apparition, tient aujourd’hui sa place parmi les chefs-d’œuvre. Nous qui avons compris, dès la première fois, quelle puissance d’orchestration, quelles inspirations larges et élevées s’y trouvaient, le succès que cette partition a obtenu depuis ne nous a pas étonné. C’est de la belle musique, de la musique aux larges épaules, à la cambrure fière comme un cheval pur sang ; rien d’étriqué, rien de mesquin, c’est du Michel-Ange en musique ; mais, malgré tout cela, et un peu à cause de tout cela, les petits esprits ne la trouvent pas à leur goût, cela manque essentiellement d’airs à polkas et à mazurkas ; c’est à peine si une valse, une belle valse, ma foi, celle du premier acte, et les adorables airs de danse du troisième acte, ont l’approbation de ces messieurs. Non, non, ce qu’il leur faut à ces compositeurs de quatrième ordre, c’est de la musique populaire déjà, avant la représentation, celle-là est de suite acclamée ; nous avons peut-être le mauvais goût de ne pas aimer cette musique aux idées lilliputiennes, cette musique en état de sevrage ; nous l’avouons franchement, la musique mercantile n’a pour nous aucune espèce de charme ; aussi sommes-nous souvent forcé de ne pas aller entendre certains opéras, pour ne pas en rendre compte ; à telle ou telle enseigne, nous reconnaissons de suite la marchandise : nous sommes désolé d’avoir à employer ce mot, quand nous parlons d’art, mais l’art n’a rien à démêler avec ces marchands d’idées qui composent au mètre et à la toise ; ces messieurs seraient probablement eux-mêmes tout étonnés si on les comparait à des compositeurs sérieux.
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L’administration de l’Opéra n’a rien épargné pour donner à cette reprise l’éclat que ce chef-d’œuvre méritait. – Décors, costumes, tout a été renouvelé. Mlle Cruvelli, dans le rôle de Rachel, Gueymard et Depassio, dans ceux du juif Eléazar et du cardinal, ont souvent enthousiasmé le public. C’est surtout Gueymard que nous devons louer sans réserve, et comme jeu et comme chant. Sa voix fraîche et puissante a électrisé la salle entière dans O ma fille chérie ! au premier acte ; le duo avec le cardinal au quatrième acte, et surtout dans son air, Rachel, quand du Seigneur. Depassio a très-bien dit l’anathème du troisième acte. Quant à Mlle Cruvelli, c’est toujours la belle cantatrice au chant souvent bien inspiré, mais, plus souvent encore, au jeu capricieux, et qui, dans les situations les plus touchantes et les plus simples, croit toujours se draper dans la robe de Phèdre, ou lancer les imprécations de Camille. Dans le trio du deuxième acte et la fin du cinquième, elle a eu des élans pleins d’énergie et de puissance.
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A l’Opéra-Comique et au Théâtre-Lyrique, les jours se suivent et se ressemblent. Si on laisse un peu chômer les ouvrages en trois actes, les ouvrages sérieux, en revanche, les petites pièces pleuvent. Et ces deux théâtres, d’une rivalité reconnue, se font une concurrence effrénée. L’Opéra-Comique joue les Sabots de la marquise, de M. Boulanger, le lendemain le Théâtre-Lyrique donne le Roman de la Rose, de M. Pascal ; alors vivement l’Opéra-Comique lance une autre pièce de M. Massé, Miss Fauvette, de suite le Théâtre-Lyrique annonce les Charmeurs, de M. Poise. Tous ces petits opéras-comiques ont des succès énormes. M. Perrin, avec son habileté reconnue, monte tout avec soin, aussi en est-il récompensé par la foule, qui trouve tout ce répertoiricule charmant et amusant.
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La mort vient de frapper dans ses affections les plus chères un de nos plus aimables artistes de l’Opéra-Comique. Mocker vient de perdre sa fille à peine âgée de vingt ans. Engagée au Vaudeville, elle y avait créé avec beaucoup de succès plusieurs rôles ; il y a une quinzaine, elle sortait d’un bal ; le froid la saisit, quelques jours après elle n’était plus
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M. de Forges recevait le lendemain de cette mort si regrettable. L’on n’y dansait pas. Les fenêtres de l’appartement donnent justement de l’autre côté de la rue en face de celles du pauvre Mocker. Songez si l’on avait envie de danser ! L’on faisait donc de la musique. Mme de Forges, Mlles Battu, Raoul, M. Dufort, ont chanté différentes mélodies avec un grand charme. Goria nous a joué, avec ses doigts diaboliques, ses plus jolies études. Nous nous efforcions d’être tout à cette harmonie, mais nous n’écoutions qu’à moitié ; notre préoccupation constante était cet autre artiste qui pleurait si près de nous sa joie perdue. Je ne sais comment cela se fit, mais nous nous sentîmes tout à coup tiré de notre rêverie par un chœur admirable, plein de suavité et de modulations ingénieuses. C’était un Salve Regina, pour quatre voix de soprani, de M. le prince de La Moskowa. Cette mélodie d’une si grande simplicité, cette harmonie touchante s’élevant au milieu de ces circonstances exceptionnelles, nous émut à un point que nous ne saurions décrire, et nous fûmes forcé de sortir du salon, car nous sentîmes les larmes nous venir aux yeux.
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La musique en général, et surtout la musique sacrée, a une puissance étonnante sur le système nerveux de l’homme. L’on raconte qu’au premier service du bout de l’an d’Handel, dans Westminster-Abbey, Bourdon, le célèbre chantre, après l’ouverture de l’oratorio d’Esther, fut tellement ému, qu’il rendit l’âme après un très-long évanouissement. Quelques moments avant de mourir, la parole lui étant revenue, il avouait que c’était l’émouvante beauté de cette musique qui l’avait si puissamment remué.
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Les concerts donnés par les artistes deviennent très difficiles, aujourd’hui, par cette raison bien simple, qu’il n’y a pas une maîtresse de maison qui n’ait, quand elle le voudra bien, un véritable concert, monté par des amateurs aussi habiles que les artistes, et qui non-seulement excellent dans la musique vocale et instrumentale, mais encore sont souvent des compositeurs des plus distingués. Parmi les meilleurs nous avons M. le prince de La Moskowa, M. le comte d’Osmond, MM. d’Jndy, Dufort, M. le prince Poniatowsky, etc., etc. Quant aux dames composant la pléiade des amateurs les plus distingués, la liste en serait vraiment trop longue ; nous citerons donc comme rivalisant, pour le piano, avec Listz et Thalberg, Mme la duchesse de Ma..., Mme la princesse Czartoriska, Mme la comtesse Kalergi, Mme la comtesse Mancel de Valdouër ; dans l’art du chant nous nommerons Mme la, comtesse de Sparre, Mme la princesse Lob..., Mmes de Forges, de Gabriac, Mme la vicomtesse de Grandval, etc. Mais Mme de Grandval ne vocalise seulement pas avec un art infini et un grand charme, chose plus rare, c’est un de nos compositeurs les plus distingués ; musique vocale, musique instrumentale, musique profane, musique religieuse, tout réussit à Mme de Grandval, son talent, souple comme un jeune roseau, se plie à tous les genres.
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Mardi dernier, Duprez réunissait dans son hôtel de la rue Turgot ce que le monde élégant a de plus distingué, et le monde artiste de plus célèbre. Il faisait entendre, pour la première fois, quelques fragments d’un grand opéra de sa composition ; intitulé Samson. Nous ne pouvons nous étendre aujourd’hui sur toutes les beautés de premier ordre que renferme cette partition, mais ce que nous voulons dire, dès à présent, c’est que cette musique est mélodieuse très-souvent, et originale toujours. Nous avons surtout remarqué un beau trio entre Mlles Charry, Charles et M. Duprez, l’air de Mlle Duprez, si rempli de fraîcheur et de difficultés vaincues, le duo entre Mlle Duprez et Gueymard, entrecoupé par les chœurs, le magnifique récit et la prière de Mlle Charry ; le chœur de la populace de la troisième partie, d’une originalité saisissante, enfin le réveil de Samson. Tous ces morceaux et bien d’autres encore ont été accueillis avec un véritable enthousiasme. Disons aussi que l’exécution a été parfaite en tout point. Mlles Charry et Charles, toutes deux élèves de Duprez, ont des voix très sympathiques et possèdent bien cette méthode large et puissante du maître. Gueymard, Euzet, Rauch, Stockhausen, etc..., ont tous fait valoir leurs parties avec leur talent habituel. Si nous avons laissé Mlle Duprez pour la fin, c’est que nous avons été vivement touché, non pas seulement de la façon toute magistrale dont elle chante la musique paternelle, mais encore du soin religieux qu’elle apporte à conduire, presque à elle seule, tous les détails de cette laborieuse partition. Un peu comme le solitaire ; elle voit tout, entend tout ; quand elle n’a pas de partie solo à exécuter, elle marche avec les chœurs, soit comme soprano, ténor, voire même avec les basses, si elle croit ne pas devoir trop compter sur leur attaque spontanée. Elle donne la réplique à Mlle Charry, à Mlle Charles, à Gueymard, à tout le monde. Les yeux fixés sur Ferdinand jeune, l’intelligent accompagnateur, sur Dietsch et Baptiste conduisant les chœurs, elle ne cesse de veiller sur tout. Rien ne lui échappe, et comme ces grands capitaines, elle voit de suite là ou un vide peut s’opérer, une défection avoir lieu, et bien vite elle s’élance avec sa belle voix à l’aide de la partie en péril.
Nous ne savons ce qu’il faut le plus admirer de son immense talent, ou de son exquise distinction. On croirait voir l’Euterpe mythologique présidant aux succès futurs de son père.
JACQUES OFFENBACH.