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Chronique théâtrale

L’Opinion nationale – Lundi 15 avril 1867

(...)

J’arrive enfin à la Grande-Duchesse de Gerolstein, qui, après s’être fait si longtemps attendre, a paru hier soir sur la scène des Variétés. Toute œuvre nouvelle des auteurs de la Belle-Hélène est aujourd’hui un de ces événements parisiens qui ont le privilège d’occuper les conversations des oisifs du boulevard.

On se demandait avec une certaine curiosité si ce genre de bouffonnerie musicale avait fait son temps, ou s’il pourrait fournir encore une carrière de quelques années. La pièce nouvelle ne tranchera pas la question. Les deux derniers actes n’ont guère plu ; mais le premier a réussi par-delà tout ce qu’on attendait.

Il est délicieux, ce premier acte, d’une fantaisie incroyable et d’une étincelante gaieté. C’est la charge la plus bouffonne qui se puisse rêver de la gloriole militaire, de ses plumets, de ses galons et de toutes ses fanfreluches.

Couderc est impayable en général, portant sur son chapeau un superbe panache qui est l’insigne de son grade. Ce panache est le rêve de tons les ambitieux.

La grande-duchesse a distingué un jeune et beau soldat, et en cinq minutes, elle le fait caporal, lieutenant, colonel et enfin général. Le voilà en possession du panache.

Il discute des plans de guerre avec le général dégommé. Il fait des théories sur l’art militaire : C’est bien simple, dit-il. On se met tous ensemble, on va en avant, et l’on cogne.

Ce système plaît à la grande-duchesse. Elle se fait apporter le sabre de son père : elle le baise avec respect, et le ceint elle-même au côté du nouveau dignitaire. Cette scène, dont le comique est irrésistible, fait pouffer toute la salle de rire. Offenbach a trouvé pour le rendre une de ses plus heureuses inspirations, et tout Paris répétera bientôt le refrain devenu populaire :

Voici le sabre de mon père !
Tu vas le mettre à ton côté.

Près des guerriers, les diplomates ; Kopp représente avec sa dignité bête le baron Kupp, qui voit avec horreur les fantaisies de sa gracieuse souveraine ; et Baron fait Grog, le gouverneur du jeune prince, Paul de Shartenbourg, qui vient à la cour de la grande-duchesse pour l’épouser.

Ce jeune prince est, selon la tradition, un dadais couronné qui a un mépris parfait des journaux, et n’en est pas moins singulièrement flatté de leur approbation.

Voilà ce que l’on dit de moi
Dans la Gazette de Hollande,

chante-t-il avec satisfaction, et l’air est si aimable, que le public a voulu l’entendre une seconde fois.

Tout le monde, généraux, diplomates, princes, filles d’honneur, vivandières et soldats, semble piqué de la tarentule : il y a dans ce premier acte, tout pétillant de drôleries cocasses et de mélodies charmantes, un mouvement, un bruit, une gaîté tourbillonnante et folle, dont rien ne saurait donner l’idée.

La salle était comme grisée de cette poésie bouffonne. Nous avons tous cru la pièce embarquée pour un immense succès. Les premières scènes du second acte ont encore bien marché. Le vieux général, le diplomate et le jeune prince se sont entendus tous trois pour conspirer la mort du nouveau favori.

Ils s’unissent dans un trio de vengeance, dont le sombre accent est d’un comique achevé. Nous nous imaginions que les auteurs, après avoir raillé les militaires de cour, allaient nous donner une parodie des conjurations de palais. Le thème était tout indiqué.

Ils ont tourné court, on ne sait pourquoi, et se sont jetés, sans rime ni raison, dans une farce vulgaire qui rappelle de loin Monsieur Deschalumeaux, qui a tant fait rire nos pères, et la Sensitive, que nous avons applaudie au Palais-Royal.

Mais ce n’était pas ici le lieu. Nous nous sentions déroutés, surpris. On se regardait les uns les autres, et un air de consternation, dont les progrès étaient visibles, se répandait sur tous les visages.

Ce n’est pas qu’il n’y eût par-ci par-là des mots plaisants où l’on reconnaissait l’ingéniosité de Meilhac ; mais ce tohu-bohu d’idées qui passaient tour à tour et s’enfuyaient sans laisser de traces, nous avaient tous jetés dans une sorte de désarroi.

Il faut un lien, même à ces folies. Que ces images ne se déduisent pas les unes des autres par un rapport d’étroite logique, rien de mieux ; mais encore doivent-elles naitre d’un point commun d’excitation cérébrale, tourner légèrement autour d’une même idée, ou tout au moins d’une même impression. Le rêve même a ses lois.

MM. Ludovic Halévy et Henri Meilhac les ont méconnues, et ils sont tombés dans la pure extravagance. J’ignore ce que deviendra leur pièce ; ces sortes de bouffonnerie ont des ressauts étranges, et se relèvent souvent aux représentations suivantes. Mais hier la soirée s’est terminée plus que froidement.

La température était allée baissant d’acte en acte. Un de plus, et l’on fût tombé au-dessous de zéro. Les mots ne portaient plus ; les airs même d’Offenbach – et il y en a de bien jolis dans ces trois derniers tableaux – ne faisaient plus le même plaisir. Une parodie de la bénédiction des poignards, de Meyerbeer, nous a causé une sensation désagréable.

Bref, on est sorti des Variétés sons une impression pénible. On avait été agacé.

Il reste le premier acte et une partie du second : mais il faudra terriblement couper dans les autres, paroles et musique.

Un des malheurs de la pièce, c’est qu’elle est jouée par Dupuis, le plus funèbre des comiques. Il a fait quelque temps illusion avec ses grimaces du visage et des mains ; il faut bien se rendre à présent ; c’est un croque-mort qui a la voix juste.

Mlle Schneider a ravi la salle. Ceux qui ne l’ont point vue à ces premières représentations où elle est maintenue par un public qu’elle craint davantage, ne connaissent point cette charmante actrice. Elle reste de bon goût même dans les excentricités les plus folles. Elle a autant de finesse que de verve ! c’est une vraie artiste.

Comme elle a chanté au premier acte le spirituel rondeau : Ah ! que j’aime les militaires ; et au troisième elle a détaillé d’une façon coquette et délicate à la fois sa déclaration d’amour au soldat de fortune qu’elle a choisi :

Dites-lui qu’on le trouve aimable.

Elle a tenu bon jusqu’au bout. Elle a été l’âme et la joie de cette pièce, qui lui devra, si elle dure, la meilleure part de son succès.

Couderc et Kopp sont fort amusant [ ;] [1] Grenier est aussi bon que lui permet son rôle, qui ne vaut pas grand-chose. [Un] acteur peu connu du public, Baron, joue le diplomate Grog, semble avoir [en] lui l’étoffe d’un excellent comique. Nous l’avions déjà remarqué dans d’autres petits rôles, et notamment dans le charlatan des médecins, de MM. Brisebarre et Eugène Nuss.

La mise en scène est très soignée, les costumes d’une fantaisie suffisamment extravagante. Les Variétés se sont mises en frais. Mais voyez l’inconvénient de ces grandes machines.

Voilà quatre mois que ce théâtre attend la Grande-Duchesse, et, si par hasard, les prévisions se réalisent, si la Grande-Duchesse ne tient pas aussi longtemps qu’on l’espérait, que deviendra-t-il ?

C’est son affaire, mais il nous sera [bien] permis de revenir sans cesse et à [son] propos sur les dangers de ce système.

Francisque Sarcey.

[1La fin de l’article est malheureusement difficilement lisible sur https://www.retronews.fr/journal/lopinion-nationale/15-apr-1867/2349/4654298/2

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