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Correspondance

Le Figaro – Dimanche 12 décembre 1858

Mon cher Figaro,

Lundi dernier, 6 décembre, comme les lundis précédents le critique sérieux des Débats, plus connu dans l’antiquité sous les noms de P. Janinus Maro, Q. Janinus Flaccus, P. Janinus Naso, Janin-Virgile, Janin-Horace, Janin-Ovide, le Janin que vous connaissez, le Janin du musée des antiques, le Janin des racines grecques, Janini quod superest, M. Jules Janin, enfin, a eu son accès de lyrisme hebdomadaire. Rien de surprenant jusque-là c’est un état morbide, une fièvre intermittente contre laquelle un autre emploierait la quinine. Mais il aime son mal.

Attention le voici qui s’avance – incedit ! – Il a revêtu le beau costume de parade qu’il s’est choisi dans la défroque de l’Odéon, pour paraître devant le public, – costume grec ou romain, selon le cas, – éblouissant de paillettes, – et il va se livrer à ses exercices périodiques. Mais, il lui faut un tremplin. Cette fois, c’est sur le dos d’Orphée aux Enfers, d’une inoffensive bouffonnerie, qu’il prendra son élan pour faire le saut, – le grand saut antique et périlleux qu’il exécute tous les lundis avec le même succès.

« Ouais ! qu’est ceci ? un souffle de parodie est venu me frapper au visage ! – On a touché à Virgile ! on a ri au nez d’Eurydice ! on s’est moqué d’Ovide ! Haro sur ces bouffons de Paris ! Ils ont insulté Orphée ! – Je n’étais pas là, mais on me l’a dit ! – Non ! je n’assisterai pas à cet attentat au sens commun ! je ne le verrai pas, je n’en parlerai pas, je garderai le silence ! » – Mais, comme la période est plus forte que tout, il s’oublie, et si vous saviez, alors, dans quels termes il garde le silence ! avec quelle aménité de style et quelle naïveté il éreinte la pièce qu’il n’a pas vue ! Comme il me traite d’indigne bouffon ! avec quel lyrisme inutile et extravagant il défend la sainte et glorieuse antiquité contre la parodie et les parodistes, Virgile et Ovide contre les Bouffes-Parisiens ! – Et le voilà parti ! – Par Phœbus-Apollon ! il était temps que Virgile et Ovide trouvassent M. Janin pour les défendre – contre nous ! C’en était fait d’eux et de l’antiquité !... En vérité, cela est plus grotesque que tout ce qui se joue chez Offenbach, et nos bouffonneries ne vont pas à la cheville de ces bouffissures.

« Much adow [1] about nothing, comme dit Tacite, en ses annales. C’est toujours l’histoire du vicomte de Pontgrimaud, dont parle le gendre de M. Poirier, de ce Pontgrimaud qui, pour faire croire à sa noblesse, pousse des cris de paon, si l’on fait une égratignure à un Montmorency. – M. Janin veut faire croire qu’il sait le latin, parce qu’il sait du latin ! Et qu’il connaît Horace, parce qu’il l’a appris par cœur – sur le tard – tandis qu’on l’apprend d’ordinaire au collége.

– Mais qui donc égratigne Virgile, Horace, Ovide, sinon M. Janin, en prétendant sérieusement les imiter ? Tout le monde sait la chanson – sans auteur connu – que chantent les élèves de seconde en récréation

Dans le Champ-Élyséen
Rencontrant Horace,
Virgile lui dit : Eh bien !
Qu’est-ce qui se passe ?
– Las chaque lundi matin,
Je suis traduit par Janin,
La triste aventure
O gué
La triste aventure

– Trêve donc à ce grand mépris, à cette sainte indignation vos ressemblances garanties attentent plus que nos charges à la majesté ou à la grâce de ces figures-là.

L’indulgence dans la critique, la bienveillance dans la raillerie, sont ordinairement les priviléges de l’âge mûr : rien de tout cela chez M. Janin. Il est agressif comme un jeune homme et de tous les critiques le plus méprisant, le plus facilement emporté, et le plus prompt à la violence, – promptus ad violentiam.

Quand il parle de pièces vues et entendues, de visu et auditu, on peut le laisser dire mais quand, pendant la représentation, il sera resté chez lui à se raconter le dixième livre des Métamorphoses ; il faudra relever la passion et la violence de cette critique d’inspiration. Pourquoi M. Janin n’imiterait-il pas ma jeune réserve ? Je n’ai jamais lu les Gaietés de Toulouse ni la Religieuse champêtre, et oncques n’en ai parlé, n’en parle ni n’en parlerai.

Un dernier mot lui prouvera toute l’importance de cette réserve. En écrasant de son mépris le bouffon, le grotesque, le burlesque, M. Janin écrivait sa propre condamnation, il s’écrasait lui-même. – Suî contemptor. – Il y a dans Orphée une tirade dont Léonce, à son entrée dans l’Olympe, fait, tous les soirs, les délices du public. Cette tirade, simple et naïve, qui dépasse tous les autres effets comiques de la pièce, la voici. Elle a été découpée dans un feuilleton de M. JANIN. (Journal des Débats, 10 mai 1858.)

« On respire une odeur de déesse et de nymphe, une suave odeur de myrthe et de verveine, de nectar et d’ambroisie. On entend le roucoulement des colombes, les chansons d’Apollon, la flûte lydienne et la lyre de Lesbos. Voici les nymphes ! saluez les Muses ! les trois Grâces ne sont pas loin : vous les verrez danser, calmes et bondissantes, aux douces clartés de la lune d’avril. Tous les parfums dont parle Orphée dans ses poèmes sont déchaînés, et les parfums de la nuit, et les parfums du ciel, l’encens des Néréïdes, de Diane et de la Victoire, le parfum des nymphes des Grâces et des Muses !!!

Il y a comme cela des gens qu’il suffit de citer pour les parodier !... – Et le public de se tordre ! – Et voilà M. Janin mon complice dans cet assassinat de Virgile et d’Ovide. Ο μυθς δηλοι οτι – ceci vous démontre que la bouffonnerie qui se sait et s’avoue est bien moins comique que la bouffonnerie qui s’ignore ; – que M. Janin, qui a vilipendé Scarron, d’Assoucy, etc., est un écrivain de leur école, mais beaucoup plus gai qu’eux, parce qu’il est un grotesque – sans le savoir.

Sur ce, mon cher Figaro, je vous demande pardon d’avoir si longuement répondu aux agressions de M. Janin ; – mais pensez que son article avait six colonnes de cette prose sobre et concise que vous savez.

Tibi,

Hector Crémieux.

[1Sic.

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