UNE PREMIÈRE A DOMICILE
La dernière grande première de la saison vient d’avoir lieu chez Jacques Offenbach, boulevard des Capucines, au troisième au-dessus de l’entresol, une vraie première, avec service de presse et sans marchands de billets. Ah ! s’il y en avait eu des marchands, si l’on avait pu se procurer un fauteuil aux agences, je vous garantis que le maestro aurait pu faire ce soir une recette à éclipser les plus belles de la Gaîté d’autrefois. Mais on n’a pas ouvert de bureau de location et trois cents personnes au plus ont été admises à cette première audition des Contes d’Hoffmann, opéra fantastique en cinq actes, paroles de Michel Carré et M. Jules Barbier.
Un public de choix par exemple : toute la presse musicale, Halanzier, fort entouré, le directeur de l’Opéra-Comique, Bertrand, Cantin, Henri de Pène, Gall, Ryan du New-York Herald, Campbell Clarke du Daily-Telegraph, Bischoffsheim, de Lépine, Detaille, Berne-Bellecour, Heugel, Robert Mitchell, Calmann Lévy, Armand Gouzien, de Thémines, Albert Vanloo, le prince Troubetzkoï, Hirsch avec sa jeune femme, Salvayre, Guiraud, Joncièrrs, Carraby, Mayrargues, Chivot et Duru, Péragallo, Arthur Meyer, Régnier fils, Costé, Jules Moineaux, Jules Barbier, très ému et disant qu’on ne comprendra pas grand’chose à son poème, et beaucoup d’autres ceux – que j’oublie voudront bien m’excuser.
L’appartement d’Offenbach eût été dix fois plus grand qu’il eût été insuffisant pour ce vaste auditoire. De neuf à dix heures, l’ascenseur de la maison a fait plus de cent voyages. Voilà un ascenseur éprouvé et dans lequel on pourra désormais monter sans crainte ! On n’a d’ailleurs reculé devant rien pour installer les invités aussi commodément que possible. Une grande partie du mobilier a été déménagée ; on a mis les armoires sur les lits et les lits dans la cuisine. Mais un appartement du boulevard des Capucines, si grand qu’il soit, n’est pas le Grand-Opéra, et il y a des coins autour du salon principal où les messieurs sont presque montés les uns sur les autres.
A dix heures, le concert commence. Le programme se compose de neuf morceaux de l’opéra – chœurs, duos, trios, solos, couplets à boire, barcarolles, etc. M. Albert Vizentini dirige l’exécution. C’est pour lui : c’est pour son Théâtre-Lyrique, qu’Offenbach a écrit sa partition. M. Vizentini la regarde encore un peu comme sienne. M. Duvernoy, le savant professeur de chant, tient le piano. A lui seul, il vaut tout un orchestre.
Entrée des chœurs. O surprise ! Si les choristes hommes sont tout simplement choisis parmi les meilleurs de l’Opéra, les dames n’ont jamais figuré sur aucune scène. Ce sont les deux plus jeunes filles du maître et une douzaine de leurs amies. Mme Vizentini, qui a une très jolie voix, fait également partie des chœurs. Je n’ai jamais vu de choristes aussi charmantes – ni aussi bien mises.
Offenbach est rayonnant. Depuis quinze jours, il a repris ses allures de grand directeur, présidant aux répétitions, mettant ses filles à l’amende quand, par extraordinaire, il leur arrivait d’arriver trop tard, surveillant les apprêts de la fête, plus jeune que jamais et pas du tout malade.
C’est lui surtout que j’ai regardé pendant que l’on exécutait et acclamait son œuvre, une œuvre caressée avec amour, et sur laquelle le maitre a le droit de compter : il soutenait les artistes, leur communiquait son feu, les enlevait dans le monde idéal de la mélodie, se dressait debout, les bras allongés, le buste en avant, marquant le rhythme, accentuant les forté, chantant avec les chœurs, emporté par son art, heureux de se sentir compris et admiré par un auditoire enthousiaste.
Le Figaro appréciera demain la valeur musicale des fragments que nous venons d’entendre. Je me hâte cependant de citer – dans ce compte-rendu rapide d’une soirée ravissante – le chœur des étudiants que l’on a bissé, la légende de Klein-Zach, une délicieuse barcarolle a deux voix également bissée et que Mmes Franck Duvernoy et Lhéritier ont chantée avec un art exquis, la scène et duo du reflet, la rêverie et la mort d’Antonia. Tous ces morceaux ont été applaudis a outrance. S’il n’y avait pas eu autant de monde, je vous garantis qu’on aurait porté Offenbach en triomphe.
— Bravo, jeune homme ! lui a crié quelqu’un.
Ce cri était admirablement en situation. On ne se figure pas ce qu’il y a de jeunesse et de poésie dans la musique que nous avons entendue ce soir.
Mais. je m’oublie. Il faut laisser à mon collaborateur Vitu le plaisir de vous dire demain ce qu’il peut penser de ces fragments d’une grande partition.
Offenbach vient de nous mettre l’eau à la bouche, et chacun, en sortant, se demandait :
— Quel sera le directeur de Paris qui nous fera assister à la seconde représentation ?
Un Monsieur de l’orchestre.