LE LAC SAINT-FARGEAU
Pendant la belle saison, les amateurs de théâtre s’éparpillent de tous côtés, et les habitués des petites places ont, comme les spectateurs de l’orchestre et des avant-scènes, leurs plaisirs d’été. Seulement, tandis que le public dirigeant se dirige vers une campagne quelconque, le public nouvelles couches, le public dirigé se contente souvent de chercher dans Paris même, jusques et y compris les fortifications – les douces joies d’une villégiature approximative.
J’ai déjà étudié une partie du public parisien en vacances ; j’ai montré le Paris mondain dans ses riches villas, dans ses vastes et luxueuses propriétés. Aujourd’hui, c’est un tout autre monde que je veux décrire. Je vais du reste le chercher sous une autre latitude. De même que, pendant la période théâtrale, il m’arrive, entre deux premières importantes, de parler des scènes excentriques de l’ancienne banlieue, de même je puis consacrer quelques lignes de Paris l’Eté à cet Eden démocratique qu’on appelle le Lac Saint-Fargeau.
Après la villégiature aristocratique et élégante de Maisons-Laffitte, de Croissy et de Saint-Germain, les plaisirs démocratiques et quasi-champêtres de Ménilmontant et de Belleville !
Le Lac Saint-Fargeau est situé là-bas, bien loin, tout en haut du vingtième arrondissement, à l’extrémité de l’interminable rue de Belleville.
C’est un vaste jardin, contenant, outre le lac de rigueur, une très grande quantité d’arbres fort beaux.
Bien que l’aspect de l’endroit soit assez pittoresque, je crois pouvoir affirmer que feu Le Notre n’est pour rien dans le tracé des allées et dans la disposition des bosquets.
A chaque pas, ton se trouve en présence d’une foule d’inscriptions variées. Tout porte un nom : le plus petit sentier, le moindre massif sont munis de leur pancarte.
Pris de la grande porte, la vue des bosquets de la Belle Hélène et de la Belle Gabrielle, m’avertit que je me trouve dans un lieu de plaisir. D’autres inscriptions me transportent en imagination dans les environs de Paris. Voici les bosquets d’Asnières, de Fontenay-aux-Roses, de Trianon et de Nanterre, et la fameuse grotte de Monte-Christo. Je remarque aussi des arcs de triomphe en coquillage ou en charpente, dont l’un est pompeusement intitulé : Porte Nationale. Je passe devant les salons de l’Avenir, du Progrès, de l’Espérance et du Souvenir ; on se sent meilleur après avoir lu ces inscriptions inspirées par de nobles et beaux sentiments ! Je traverse le rondpoint du Bel-Air, j’évite l’allée des Soupirs, et, sans m’arrêter à la terrasse Béranger non plus qu’à celle des Lilas, je me trouve en face du Chalet des Familles. Je suis alors au bord du lac Saint-Fargeau lui-même et j’en profite pour traverser le Pont de l’Ile d’Amour, qui me conduit dans l’Ile d’Amour même, devant l’entrée du pavillon dit de l’Ile d’Amour. Dans cette île, vouée à Cupidon plutôt trois fois qu’une, je remarque une statue en plâtre qui parait représenter Jeanne d’Arc. La cuirasse de la Pucelle d’Orléans est couverte d’inscriptions analogues à celles qui obscurcissent les glaces des cabinets particuliers de Brébant : Arthur et Pauline, Gugusse et Turlurèette.
(...)
Un Monsieur de l’orchestre.