Les Contes d’Hoffmann, fragments d’un opéra fantastique en cinq actes, paroles de MM. Jules Barbier et Michel Carré, musique de M. Jacques Offenbach.
C’est dans le salon de M. Jacques Offenbach, qu’une portion du « tout Paris » des premières, et non la moins choisie, vient de faire connaissance avec un opéra inédit, dont le public français n’aura malheureusement pas la primeur.
Voici, en quelques lignes, l’histoire de cette œuvre qui marque une phase, plus nouvelle pour nous que pour les Viennois, dans la carrière musicale, si bien remplie de M. Jacques Offenbach.
MM. Jules Barbier et Michel Carré étaient très jeunes, lorsqu’ils firent représenter à l’Odéon, sous la direction de M. Altaroche, le 21 mars 1851, un drame fantastique en cinq actes, dont Hoffmann était le héros ; mais il n’y a pas plus de trois ans que M. Jacques Offenbach s’avisa que le drame de MM. Jules Barbier et Michel Carré fournirait un excellent livret d’opéra de genre, à la condition que le survivant des deux collaborateurs voulût bien se prêter à une transformation qui ne devait être qu’un jeu pour cette plume exercée. L’accord se fit bien vite entre le poète et le musicien, et devint parfait par l’adhésion chaleureuse de M. Vizentini, qui dirigeait alors le Théâtre-Lyrique.
Aujourd’hui la partition est achevée, mais le Théâtre-Lyrique n’existe plus ; M. Jacques Offenbach n’a pu résister aux désirs de M. Jauner, le célèbre directeur de l’Opéra impérial de Vienne, qui, séduit par le sujet et par la musique, se promit d’en faire les honneurs au public Viennois, en entourant les Contes d’Hoffmann du prestige d’une exécution supérieure et d’une mise en scène aussi brillante que le comportait le développement artistique de l’œuvre.
M. Jacques Offenbach, avant que sa partition ne franchisse décidément le Rhin, a voulu la présenter à ses amis de France, « pour prendre congé » selon la formule, coquetterie bien innocente et bien légitime d’un artiste qui se plaît à nous vendre un plaisir de quelques heures au prix d’un regret durable.
Sans porter un jugement définitif sur l’ensemble d’un ouvrage en cinq actes, à l’audition d’un petit nombre de fragments, choisis moins d’après leur importance que selon les facilités de leur exécution en dehors des moyens scéniques, je ne crois pas me tromper en affirmant la haute valeur de la partition des Contes d’Hoffmann, où l’on ne retrouve rien, absolument rien, sinon l’esprit et le talent, de la manière ancienne du maître.
Pour comprendre le caractère et la couleur générale de cette musique, il suffît de savoir que le livret enchaîne, en leur prêtant le mouvement et la vie, trois des contes les plus connus d’Hoffmann, l’Homme au Sable, Pierre Schlemyl et le Violon de Crémone. Pour rattacher entre eux ces divers épisodes, pour leur donner l’unité et la cohésion scéniques, les auteurs se sont ingénieusement inspirés d’Hoffmann lui-même. On sait – qui pourrait oublier ce prodigieux cauchemar – que, dans l’imagination troublée du Nathaniel de l’Homme au Sable, l’avocat Coppelius et le vendeur de baromètres italiens Coppola ne forment avec l’Homme au sable qu’un seul et même personnage ; MM. Jules Barbier et Michel Carré ont généralisé le procédé, de telle sorte que Coppelius ou Coppola, le conseiller Lindorf, le docteur Miracle et le capitaine Daportutto ne sont, au yeux d’Hoffmann le visionnaire, que les métamorphoses successives d’une seule et même individualité : le Diable.
Pareillement, Stella, Antonia, Giulietta sont, en une seule et même créature, les maîtresses idéales ou réelles du poète, et toutes trois disparaissent ou sont tour à tour perdues pour lui, le laissant finalement aux bras de la Muse, la seule maîtresse, la seule compagne digne de son génie.
Le poème des Contes d’Hoffmann présente plus d’une analogie intellectuelle et scénique avec celui du Faust de Gounod, et de la Mignon, d’Ambroise Thomas ; ressemblance inévitable, non-seulement parce que MM. Barbier et Michel Carré n’ont là-dessus à compter qu’avec eux-mêmes, mais aussi et surtout parce que le génie littéraire d’Hoffmann offre, dans son essence, et malgré les dissemblances externes, les plus étonnantes affinités avec celui de Goëthe.
M. Jacques Offenbach a dû donner beaucoup à la rêverie, pour entrer dans l’intimité de son sujet, à la fois dramatique et vague, abondant en perspectives fuyantes et en terreurs réelles. C’est à ce côte flottant de la pensée que répond la mélodie d’Antonia : Elle a fui la tourterelle, que madame Franck Duvernoy chante avec un accent si profond. Mais la mélancolie se change en volupté dans la délicieuse barcarolle (à six huit en ré majeur) que chantent Giulietta et Nicklause (ou la Muse) et que l’auditoire transporté a voulu entendre deux fois. C’est le balancement de deux voix de femme s’entrecroisant dans les notes les plus caressantes du médium et ondulant sur le fond harmonique d’un chœur à bocca chiusa, comme des couleuvres aux couleurs irisées se roulant sur un lit d’herbe verte et veloutée.
L’introduction du premier acte, à trois-huit, en fa majeur, est un scherzo dans la manière de Mendelssohn ; le chant inspiré de la Muse est originalement et humoristiquement commenté par les glou ! glou ! des Esprits invisibles qui résonnent comme le pizzicato d’une guitare aérienne.
La scène capitale du premier acte, composée de quatre numéros, le chœur des étudiants, l’entrée d’Hoffmann, la légende du petit Zach et la vision du passé, est de toute beauté. Du chœur des étudiants, allegro en ut, Drig ! drig ! je ne dirai rien, sinon qu’on l’a fait bisser à grands cris. Hoffmann vient rejoindre ses compagnons, il boit, il s’égaye, il commence à leur chanter la légende ironiquement souffreteuse du petit Zach :
Il était autrefois, à la cour d’Eisenach,
Un petit avorton qui s’appelait Klein Zach.
Puis, il s’interrompt ; le souvenir d’Antonia s’empare de son âme blessée et il exhale sa douleur dans une large cantilène d’un style noble et touchant.
Je me hâte de signaler les spirituels couplets à boire du capitaine Dapertutto, pour ne plus parler que du finale du troisième acte, le chant et la mort d’Antonia, superbe trio entre le soprano d’Antonia, le contralto de sa mère, parlant du fond de la tombe et la basse profonde du docteur Miracle, pseudonyme de Satan. L’effet de cette belle et forte page sera, je crois, immense au théâtre, surtout lorsqu’elle sera complétée par la partie qui lui manquait hier, celle du violon de Crémone, accentuant par les hurlements désespérés de sa chanterelle le caractère de cette scène profondément pathétique.
M. Jacques Offenbach a trouvé dans la voix fougueuse de madame Franck Duvernoy, dans l’excellent style de madame Lhéritier, dans la voix mordante et douce de M. Taskin et dans la solidité musicale de M. Auguez, les éléments d’une excellente interprétation qui présentait bien des difficultés.
La partition des Contes d’Hoffmann est d’un tour mélodique et élégant, d’une expression large et vraie, et chose vraiment extraordinaire, ne rappelle à aucun moment l’Offenbach d’Orphée aux Enfers et de la Vie parisienne, même dans les parties gaies ou de demi-caractère. Elle n’en est pas moins d’un style très personnel, M. Jacques Offenbach ayant résolu ce problème assurément nouveau de n’imiter personne, tout en ne se ressemblant pas à lui-même.
Que les Contes d’Hoffmann partent décidément pour Vienne, ou qu’une heureuse inspiration les arrête au passage, je crois à un très grand, très légitime et très artistique succès.
Auguste Vitu.