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Revue dramatique

Le National – Lundi 12 août 1878

Feuilleton du National
du 12 août 1878

REVUE DRAMATIQUE

Théâtre-Français : La fille de Roland. – Gaîté ; Orphée aux Enfers. – Gymnase : Le Monde où l’on s’amuse, Reprises – Les danseurs espagnols.

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Cependant, comme il faut que tout le monde vive, quoique mon cœur soit avec les héros de l’épopée, je ne refuserai pas non plus une larme et un sourire aux héros de la parodie et de la farce musicale, décidément navrés et vaincus. Car, s’il est triste de voir le cadavre ensanglanté d’Orphée traîné par les flots gémissants de l’Hèbre, combien n’est-il pas plus douloureux encore de regarder le cadavre d’un Orphée de carton, emporté par le fougueux ruisseau de l’oubli ! Oui, le théâtre de la Gaîté a repris Orphée aux Enfers, et qui eût dit jamais que cette débauche de folie et d’esprit n’en fût qu’à sa 900e représentation ? Je répétais ce chiffre à voix haute, en me promenant dans les Champs-Elysées, quand je fus interpellé par Polichinelle, qui voulut bien s’interrompre un instant, et cesser de tourmenter le Chat et de battre le Commissaire. « Bah ! me dit-il (et il tirait de sa pratique ses sons extra-wagnériens,) 900 représentations, voilà une belle misère ! Et que diraient-ils donc si, moi, je comptais les miennes ? Mais je dédaigne ces frivoles réclames, moi dans l’exposition vraiment universelle dure toujours ! 900 représentations, et aussi 900 fois 900 représentations, je les avais eues bien longtemps avant que naquissent Napoléon et Chateaubriand, et le musicien qui devait un jour écrire Orphée aux Enfers et attacher une lèchefrite à la lyre divine ! – Héla ! répondis-je à Polichinelle, il faut en tout cela beaucoup de conciliation. Certes, en son temps, cet Orphée a été une œuvre de haine judaïque et israélite, contre la Grèce des temples de marbres et des lauriers-roses, où les collines sont à la taille de l’homme, où Diane parlait dans les bois au jeune chasseur et où Anchise a tenu dans ses bras la tremblante Aphrodite. Car le Jehovah, l’implacable simoun du désert, est un exterminateur, et n’admet pas que les Dieux aiment le héros libre, ne relevant que de sa propre énergie et de sa propre bravoure. Mais depuis le temps où cette œuvre essentiellement juive amusait tous les Rougon-Mocquart du deuxième empire, beaucoup d’eau a passé sous les ponts, et même quelques ponts nouveaux ont été suspendus sur l’eau qui passe ! Les Ulgade, les Schneider, les anciennes Eurydices et les anciennes grandes-duchesses, rêvent cachées dans quelque trou qu’ont embrassé des forêts de lierre : Bache est mort, Cora Pearl ne s’occupe plus qu’à dompter les coursiers ; M. Léonce est triste comme si quelque Virgile du bugle et du cor anglais l’avait mené dans l’enfer des opérettes et l’en avait ramené vivant ! »

Ainsi je parlais à Polichinelle, et je songeais à cette belle jeune fille du peintre Gustave Moreau qui pieusement porte dans ses mains la tête et la lyre du poëte Orphée. Voici que cette scène se renouvelle ; mais la lyre est un harmonica dont les verres sont cassés, la tête est une tête à perruque dont le visage déchiré laisse voir les filaments de carton, et la jeune fille se montre avec le visage intelligent mais chiffonné de M. Camille Weinschenck. Ah ! la malheureuse Eurydice ! C’est Mme Peschard ; elle chante hardiment et correctement avec sa belle voix rompue aux tours de force les plus périlleux ; mais elle ne croit pas à ces furies, à ces magies, à ces démences ; elle était trop jeune dans le temps où elles triomphaient, et où Jeanne Garnier, Lecoq et Planquette n’avaient pas encore dansé leur folle sarabande sous les fenêtres ahuries du dieu de l’opérette.

Quant à M. Hervé, il joue le rôle de Jupiter dans l’opéra de celui-là même qui fut son rival, tant tout cela, amours et haines, est passé, ruiné, aboli, et tant la révolution des âges les a couverts de sa brume, lui le créateur du roi de Béotie et lui l’inventeur du verre de bœuf à la mode ! En somme cette reprise a bien marché ; les vendanges, les dieux, les chars, les cortéges, Mlle Angèle, qui est une Vénus bien construite, Diane, qui en train de rire, a pris les traits de Berthe Legrand, et qui pour peu, si on l’en priait, imiterait Céline Chaumont ; Grivot, qui a toujours l’air de jouer Petitpatapon avec son bon sourire de chat, font merveille en ces bacchanales, et Léonce créant de nouveau, après tant de guerres, d’événements et de misères, son rôle d’Aristée-Pluton, semble être là pour prouver que l’homme aussi est immortel dans une certaine mesure !

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Théodore de Banville.

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