LES BRIGANDS
La Faculté de médecine va avoir à se prononcer sur le mérite d’un remède nouveau contre la goutte, remède qui va à jamais enfoncer le colchique, le salicylate et autres drogues plus ou moins efficaces.
Voici le cas.
Offenbach était parti pour Nice, très souffrant. La crise goutteuse était, cette fois, plus violente qu’à l’ordinaire. Il comptait sur le soleil du Midi, sur l’air pur de la Méditerranée, sur les longues flâneries de la promenade des Anglais pour le remettre un peu. Il n’avait emporté, en fait de besogne à finir, que le livret de la Marocaine, l’opérette de M. Paul Ferrier, destinée aux Bouffes.
Mais le soleil ne lui fit pas grand bien, l’air pur de la Méditerranée semblait insuffisant pour ranimer ses forces. Il travaillait péniblement à la Marocaine.
Tout à coup, une dépêche lui arrive de Paris.
C’est M. Weinschenck qui lui demande l’autorisation de monter les Brigands, transformés en opéra à grand spectacle. Le directeur de la Gaîté a déjà le consentement de Meilhac et Halévy.
En même temps, il reçoit une seconde dépèche – de M. Cantin, celle-là.
Les Cloches de Corneville touchent à leur fin. Il faut reprendre immédiatement les études de Madame Favart. Il reste plusieurs morceaux à faire pour le troisième acte de l’opérette de Chivot et Duru.
Aussitôt, devant ce surcroît imprévu de besogne, un changement s’opère dans l’état d’Offenbach. Ses douleurs disparaissent comme par enchantement. Il se sent plus jeune, plus fort, plus vaillant que jamais. Des morceaux à refaire pour Madame Favart, des ballets à écrire pour les Brigands, la partition de la Marocaine à terminer, et les trois répétitions des trois pièces à suivre en même temps ; trouver, diriger, surveiller la mise en scène de ses ouvrages à la Gaîté, aux Folies et aux Bouffes, voilà plus qu’il n’en faut pour envoyer au diable les médecins et la médecine. Offenbach prend le premier train rapide venu et revient à Paris, mieux portant que jamais !
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Pendant un mois, il se partage entre les trois théâtres et cela si habilement, avec une activité si prodigieuse, qu’il a l’air d’être partout en même temps. Au lieu d’un Offenbach, il y en a trois.
– Je suis tranquille, dit M. Comte, Offenbach ne me quitte pas une minute. J’ai mis la main sur lui et je ne le lâche plus. Il passe tout son temps aux Bouffes !
– Ses autres pièces le laissent indifférent, dit M. Cantin, c’est Madame Favart surtout qui l’intéresse. Il ne quitte pas les Folies-Dramatiques !
– Je ne sais comment il s’arrange avec Cantin et avec Comte, dit M. Weinschenck, mais il n’a pas bougé de la Gaîté !
Et les trois directeurs ont également raison. On a vu Offenbach, à la même heure, faisant répéter ses trois pièces dans trois théâtres différents.
Comment s’y est-il pris ?
Les miracles ne s’expliquent pas.
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Ce sont les Brigands qui ouvrent la marche ce soir.
Malgré la fête de Noël, M. Weinschenck n’a pas cru devoir retarder sa première.
Il évite ainsi, fort sagement, la concurrence de trois autres grandes représentations annoncées, pour demain et pour après-demain.
Salle superbe, du reste. Visages un peu fatigués suites de réveillon.
Malheureusement, M. Weinschenck a négligé de faire chauffer la salle de la Gaîté pendant les nombreux relâches nécessités par les Brigands. Aujourd’hui, il a eu beau faire bourrer les calorifères et donner l’ordre d’ouvrir toutes les bouches de chaleur, il faisait un froid tel qu’on se serait cru au Skating-Club pendant une fête de nuit.
Spectateurs et spectatrices gardaient pardessus, manteaux et fourrures. Dans les couloirs, pendant les entr’actes, on battait la semelle avec acharnement.
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Une des particularités qui ont été remarquées par les spectateurs de la première, c’est l’augmentation de l’orchestre.
Décidément, Offenbach fait bien faire les choses.
En apercevant cette légion de cinquante-deux musiciens, chacun se demandait avec inquiétude si le Lyrique allait reprendre.
Un initié m’a raconté les péripéties, les discussions auxquelles a donné lieu cette extension instrumentale.
Ce n’est jamais avec un enthousiasme exagéré qu’un directeur consent à augmenter ses frais quotidiens. Cependant il n’y a guère à discuter avec Offenbach. M. Weinschenck avait donc composé l’orchestre selon les indications du maestro.
Mais le directeur de la Gaîté n’en fut pas quitté avec ce douloureux sacrifice. Après Offenbach, ce fut le tour du chef d’orchestre, qui déclara que l’emplacement lui manquait pour les nouvelles recrues.
– Serrez votre monde, répliqua le directeur.
– Mes musiciens sont des artistes et non des sardines, répondit Bourdeau, il faut les traiter avec les égards dus à leur talent. D’ailleurs, tous les violons s’éborgneraient !
– Allons, murmura tristement Weinschenck, je vous sacrifie deux fauteuils d’orchestre.
C’était trop peu, Bourdeau demandait toute une rangée ; il finit par obtenir huit places qu’il dut arracher une par une dans une discussion de plusieurs heures.
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Grivot fait sa 52e ou 74e rentrée devant son public habituel de la Gaîté. Cette fois, il se représente en compagnie de sa femme.
C’est le sort réservé à ce ménage artistique, de jouer surtout dans le théâtre dont il ne fait plus partie. Jamais les Grivot n’ont été autant de la Gaîté que depuis qu’ils n’en sont plus. Sauf leur apparition dans la Revue, c’est à peine au contraire si le public des Variétés les aura aperçus.
– Oh ! ce théâtre, disait hier le pensionnaire Benoiton de M. Bertrand, c’est pour moi la Gaîté de Nessus !
Il est vrai que nulle part, son activité, son agilité, son besoin de mouvement ne pourraient se manifester mieux que sur cette vaste scène qu’il connaît si bien.
Du reste, il n’est pas ce soir le seul représentant de la troupe ambulante du boulevard Montmartre. Nous retrouvons là Léonce, Blondelet et quelques autres émigrés.
Lanjallay ne doit pas non plus se réjouir outre mesure de ce déplacement. Il est vrai qu’il remplit un rôle de son répertoire, mais il ne s’attendait guère à en jouer une partie à cheval.
C’est lui qui, dans le cortége final, correspond au Charles-Quint du fameux tableau de Mackart. Je doute qu’il ait jamais prévu, en signant un engagement avec la direction des Variétés, qu’il serait un jour chargé d’exercices équestres en compagnie de Mme Peschard.
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Parlons-en, de ce fameux tableau de Mackart. Il est reproduit avec un luxe énorme de mise en scène, avec beaucoup de goût et de façon à produire un très grand effet. Il faut remonter à l’Olympe d’Orphée pour retrouver, sur la scène de la Gaîté, un nombre aussi considérable de figurants. On m’assure qu’il y a 840 personnes dans le cortège. Je n’ai pas compté. Mais j’ajouterai que le tableau de Mackart n’est pas le tableau de Mackart. Il y manque, pour ressembler à la vaste et superbe composition du maître autrichien, ce que je me permets d’appeler le clou je veux parler des quatre personnes extrêmement peu vêtues que l’on admirait tant au premier plan de cette grande oeuvre.
Il eût été difficile, d’ailleurs, de pousser aussi loin la fidélité de la reproduction.
Les quatre femmes que vous savez ont été tout simplement supprimées.
Il est permis de supposer qu’elles ont quitté le cortège pour allée faire un petit bout de toilette.
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– On dirait que les chevaux ont peur ?
– Dame, on leur a fait un si vilain tableau de Macquart !
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On se demandait comment Mme Grivot, devenue très rondelette depuis quelques années, nous présenterait le travesti de Fragoletto.
Eh bien sous ce rapport,on a été agréablement surpris. Je n’irai pas jusqu’à affirmer que la sympathique actrice est aussi élancée, aussi svelte que Sarah Bernhardt, mais il est certain qu’elle a paru beaucoup plus mince qu’on ne s’y attendait.
– Il faut qu’elle soit joliment bien grimée, disait quelqu’un devant moi, comme elle dissimule son embonpoint !
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Dans une adaptation comme celle des Brigands à la Gaîté, tout a dû naturellement prendre des proportions grandioses. Nous sommes bien loin de la ronde des carabiniers aux Variétés, où Bitron arrivait toujours trop tard à la tête d’une poignée d’hommes. La patrouille est devenue une armée, avec des cadres complets et une fanfare militaire. Les petits marmitons du second acte ne sont pas moins nombreux ; la suite de Campo Casso, celle de la jeune princesse sont de véritables cortèges. Les brigands, de leur côté, forment un contingent respectable sinon comme moralité, du moins comme nombre. Ajoutez à cela les danseuses intercalées dans le spectacle sous des prétextes quelconques et vous aurez idée du déplacement de personnel occasionné par l’opérette italienne d’Offenbach.
Parmi les innombrables costumes qu’il a fallu exécuter pour tout ce monde, ceux des ballets surtout ont été remarqués. Les costumes du divertissement espagnol du second acte offrent à l’œil un charmant fouillis de couleurs claires de différents tons. C’est gai, chatoyant, et surtout fort gracieux.
Ce ballet, outre qu’il est joli, a encore l’avantage d’être d’une durée raisonnable j’ai vu le moment où l’on allait le bisser pour voir plus longtemps les costumes.
Les trois ou quatre individus dont se compose l’école de Zola ont paru accorder leurs préférences aux costumes des mendiants auxquels Christian et Scipion surtout ont donné un grand cachet réaliste. Il est vrai que ces haillons ont été copiés sur des gravures de Callot, mais Callot était déjà lui-même un « naturaliste » à une époque où M. Zola n’avait pas encore inventé le mot.
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Il eût été téméraire de lancer une pièce de ce genre et de cette importance à la Gaîté sans le concours de Christian. J’ai déjà eu l’occasion de dire à quel prix on s’était assuré ce précieux auxiliaire.
L’ex-pensionnaine de Brasseur était ce soir en pleine jubilation. D’abord c’est toujours avec une joie intense qu’il rentre à la Gaîté. Et puis, ce n’est pas non plus sans un certain orgueil qu’il reprend un rôle de son ancien camarade Dupuis. Seulement, il craint des représailles de la part de ce dernier :
– S’il allait me chiper mon rôle de papa Piter, disait-il encore ce soir avec une réelle inquiétude.
Ces craintes sont-elles fondées ?
Je n’oserais pas affirmer que non, vu le fait suivant :
Pendant le second acte, au moment où Falsaccapa apparaît revêtu de l’uniforme et de la cuirasse du capitaine des carabiniers, j’entends derrière moi cette exclamation.
– Tiens ! Piter cuirassé !
Je me retourne pour découvrir l’auteur de cet épouvantable calembour christianesque.
Horreur !
C’est Dupuis !...
Un Monsieur de l’orchestre.
P. S. – Vers la fin de la représentation – à une heure moins un quart – on me communique une lettre écrite par Offenbach, trop fatigué pour venir au théâtre, à ses interprètes à Mme Peschard, au ménage Grivot, à Christian, à Léonce et à leurs camarades. La place me manque pour la reproduire. Le maestro remercie ses « chers artistes » de leur zèle, de leur dévouement et « du travail surhumain » des répétitions. « Il fallait, ajoute-t-il, tout votre courage pour arriver aussi vite et aussi sûrement ».