La Princesse de Trébizonde
Hamilton écrivait en commençant ses contes des Quatre Facardins :
Faut-il, après le Renard blanc,
Après Fleur-d’Epine la blonde,
Après Tarare, son amant,
Par un nouveau déchaînement,
Faire encor trotter à la ronde
Et l’héritière d’Astracan,
Et le prince de Trébizonde ?
Non pas le prince, mais la princesse, s’il vous plaît, mon cher comte, et le conte, avec permission, fera tinter sur la scène les grelots de ses lazzis et de sa musique. Dans la Princesse de Trébizonde, MM. Nuitter, Tréfeu et Offenbach nous donnent de joyeuses nouvelles du grand Bilboquet, de Zéphirine, d’Atala la femme sauvage, sans oublier Sosthènes, accrobate [1] par amour et fils unique de l’homme le plus enrhumé de France. Je n’y vois pas de mal ; au contraire. Depuis la représentation de gala donnée sur la grande place de Meaux et sous le balcon de « M. et madame le maire », on ne savait ce qu’étaient devenus les Saltimbanques de Dumersan et Varin : grâce au ciel, les voici retrouvés ! Bilboquet a donné une sœur cadette à Zéphirine, et c’est la perle de la troupe !
La famille a changé de nom sans d’abord changer de fortune ; elle va par les pays de la fantaisie et de la gueuserie voiturant sous le ciel, clément ou non, sa gaieté, sa fringale et ses guenilles. Les voici tous : le père Gabriolo ; Paola, la sauvagesse ; la pitre Tremolini ; Zanetta, qui va s’illustrer sous le nom de princesse de Trébizonde, et de plus, Regina, la Zingaretta de cette tribu de Zingari. Si la famille a troqué ses vieux et glorieux parchemins contre des papiers tout neufs de l’état civil, j’ai dans l’idée que l’histoire de la malle y est bien pour quelque chose.
Nos saltimbanques s’exaspèrent à battre la grosse caisse et à crever leurs tambours : charivari perdu ! La foule court à un autre spectacle. En face des tréteaux du vieux Cabriolo s’élève un château en Espagne, lequel château vient d’être mis en loterie. Le numéro gagnant est le 1313, et le hasard, donnant un coup d’épaule à la fortune, fait tomber ce double treize entre les mains de nos bateleurs. Les voilà donc seigneurs châtelains. Ils ont fait le rêve du savetier de la fable et ils ne sont pas plus heureux que lui. Logés à faire plaisir, nippés à faire mourir de rire, à table du matin jusqu’au soir, ils y sont immobiles et silencieux comme les balles figures de cire que le papa Cabriolo montrait aux badauds pour deux sous. Le vieux saltimbanque, dit à part Régina, a la nostalgie du boniment.
Arrivé à cet endroit de la pièce, je m’arrête. Le reste ne me regarde plus ; et, à vrai dire, c’est moins l’affaire de MM. Nuitter et Tréfeu, que celle des interprètes que les deux auteurs ont donnés à leur Princesse de Trébizonde. Sur la pente de pareilles folies, les acteurs deviennent collaborateurs, des collaborateurs qui ajoutent chaque jour à leurs rôles. Cela va – comme on disait au siècle dernier – de plus en plus fort, et c’est au prix de ce crescendo que se fait la fortune de ces sortes de débauches spirituelles. Sur trois actes, la Princesse de Trébizonde en a deux extrêmement amusants, le premier et le dernier. Il y a peut-être quelques longueurs au second acte ; mais fiez-vous à la verve et à l’esprit de riposte de Désiré, de madame Thierret et de Régina-Chaumont en allongeant l’acte, ils trouveront bien le secret de le raccourcir. Rappelez-vous les deux premières soirées d’Orphée et de la Belle Hélène : les spectateurs applaudirent le canevas de pièces qui ne furent définitivement faites qu’à la centième représentation.
Bien que la musique d’Offenbach ait le feu au ventre et aux jambes et force l’auditeur à en marquer lui-même le rhythme vif et clair, en l’écoutant, ce n’est point chose aisée de saisir au vol, en une seule fois, cette musique qui va, qui va en brûlant les étapes. Musique légère tant qu’il vous plaira ! encore faut-il donner à la mémoire le temps de la confier à l’oreille ! Pour une mélodie qu’on retient d’un côté, dix vous échappent. On a le souvenir d’avoir vu courir devant soi des tourbillons de notes, d’en avoir salué au passage avec beaucoup de plaisir ; mais de coudre à tout cela un nom, une étiquette, c’est justement la chose difficile, impossible. Essayez de tremper la main dans un ruisseau clair qui babille sur des cailloux d’argent et d’en garder les gouttes de cristal !
On a beaucoup applaudi, au premier acte de l’opérette, les fins couplets si spirituellement détaillés par Régina-Chaumont. L’ex-Déjazet du Gymnase n’a qu’un souffle de voix, et l’on ne saurait risquer avec elle le compliment ambitieux : Comme elle chante ! Chanter ? elle n’en a ni l’ambition, ni la prétention. Mademoiselle Chaumont se contente de dire la musique avec un souffle, avec rien... C’est assez, c’est charmant !
Je cite pour mémoire (mémoire est là bien placé !) des couplets, des romances, des chœurs très pittoresques au second acte ; mais, Salpêtre et pétrole, – comme dirait le prince Casimir – impossible de les détacher du cadre où ils ont défilé et de les baptiser par leur nom !
Le troisième, acte m’a laissé des souvenirs beaucoup plus précis. C’est d’abord un joli chœur de pages, auquel succède une marche chantée d’un très joli caractère. Le public, ravi, a voulu l’entendre deux fois. Le brindisi, chanté par mesdemoiselles Van Ghel, Fonti et les chœurs, est écrit en mouvement de valse. Voilà un air à boire qu’on dansera cet hiver ! Mais le morceau de la Princesse de Trébizonde qui va devenir populaire, c’est le très piquant duettino chanté par Bonnet et mademoiselle Chaumont, et dont le refrain est Ah ! ne me tente pas ! Régica y est adorable ; elle dit ce Ah ! ne me tente pas ! avec sa moue intelligente et sa petite main qui, en sa crispant, trouve le moyen d’avoir de l’esprit.
Désiré, déjà fort amusant dans Cabriolo, va faire de cette deuxième édition de Bilboquet un de ses meilleurs rôles. Il faut attendre ce bouffon spirituel à la quinzième représentation. Berthelier, sous les traits du prince Casimir, continue à régner dans l’Ile de Tulipatan ; c’est le même roi, mais c’est aussi la même gaieté. Madame Thierret a peut être le tort de forcer un peu la note dans Paola : le moyen de donner du relief au rôle, c’est d’en modérer certains effets. Mademoiselle Fonti a de la voix et de la beauté ; mais pourquoi donc, mise au premier rang cette fois ; reste-t-elle au second ? Que lui manque t-il donc ? Presque rien et ce presque rien est tout.
Mademoiselle Van Ghel a la voix du timbre le plus sympathique, mais qu’elle se défie du vibrato. C’est par là que l’on commence pour finir au chevrottement [2]. C’est un talent aimé du public : raison de plus pour montrer au prince Raphaël l’écueil où ce talent pourrait échouer !
Je me résume : la Princesse de Trébizonde, un succès qui s’établira et grandira.
Benedict.