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La Soirée Théâtrale – De Londres

Le Figaro – Samedi 3 juin 1876

(…) L’un des rares établissements publics qui puisse résister à ce mouvement de rue, c’est l’Alhambra. Le Voyage dans la Lune, traduit en anglais, y attire énormément de monde. On y fait tous les soirs entre dix et doux mille francs de recette.
Situé à Leicester-Square, dans un quartier fort central, l’Alhambra, avec ses deux tours qui ont l’air de deux phares, ressemble à quelque palais du Bosphore et l’étranger est tout étonné de trouver des affiches multicolores placardées sur ses murs. Des employés en uniforme se tiennent aux portes d’entrée et circulent dans la salle : on ne sait au juste si l’on a affaire à des soldats ou à des piqueurs de cirque ambulant. Ils font partie de la police particulière de l’Alhambra – car l’Alhambra a sa police à lui et ses firemen (pompiers) à lui ! – ils indiquent leurs places aux spectateurs et arrêtent, au besoin, les pick-pockets.
La salle de l’Alhambra peut compter parmi les plus vastes salles de spectacle du monde. Sa décoration mauresque est jolie et elle est magnifiquement éclairée par un nombre incalculable de lustres, de girandoles et de guirlandes de globes entourant la scène, les galeries et grimpant jusqu’au plafond.
Au rez-de-chaussée se trouvent des stalles, de spacieux fauteuils d’orchestre en reps bleu-ciel et un promenoir qui fait tout le tour de la salle comme celui des Folies-Bergère. Au premier, des loges, aux autres étages des stalles et des balustrades contre lesquelles, moyennant six pence, on a le droit de se tenir debout. Au second, un bar énorme où de très jolies filles débitent toutes sortes d’horribles boissons anglaises et beaucoup de champagne. Le prix des places varie depuis six pence jusqu’à deux livres.
Le public se divise en deux catégories, la première qui vient voir la pièce, écoute, gobe et applaudit ; la seconde qui vient pour boire et pour flirter avec des demoiselles du demi et du quart de monde. Cette seconde catégorie, quoique la pièce lui soit absolument indifférente, ne va pourtant à l’Alhambra que lorsque l’Alhambra tient un succès. En ce moment, l’établissement de Leicester-square est en grande vogue. Un public tout nouveau s’est greffé sur l’ancien : le public des loges, attiré par les splendeurs du snow-ballet (ballet de la neige). La meilleure société de Londres y a défilé depuis le soir de la première, et le prince impérial est venu de Chislehurst tout exprès voir les aventures des voyageurs pour la lune.
On a déjà dit que la pièce est fort bien jouée par une française très populaire à Londres, Mlle Rose Bell, et une américaine, miss Katherine Munroe.
Cette dernière est la Théo d’ici. Elle est adorablement jolie, gaie, souriante, douée d’une fort jolie voix et ferait fortune à Paris si l’on pouvait lui écrire un rôle d’Anglaise dans une opérette.
Guidé par M. Jacobi, le directeur artistique et le chef d’orchestre de l’Alhambra – M. Jacobi est fort connu à Pais, ce qui me dispense de faire son éloge – j’ai parcouru les coulisses de cet immense théâtre. Elles ne sont guère spacieuses. La scène est étroite, les foyers des artistes n’existent pas et les sujets de la danse se réunissent dans une pièce qui est à peine un boudoir.
Les Anglais sont des gens pratiques ; ils ne veulent pas que la scène empiète trop sur la salle, car c’est dans la salle qu’on fait de l’argent. La loge de miss Munroe est si petite qu’on peut tout juste s’y asseoir à deux, et cependant cette artiste, qui a de fort hautes relations, y reçoit la fine fleur de la noblesse d’Angleterre.
A tous les étages, sur la scène, sont d’immenses réservoirs d’eau, des seaux en toile, des échelles, des tuyaux en caoutchouc, tout ce qu’il faut enfin pour combattre un incendie. Dans les coulisses parisiennes, on ne voit que des pompiers ; dans les coulisses de Londres, on ne voit que des pompes.
Sous la scène, dans une cave basse où le gaz répand une chaleur malsaine, est installée une cantine pour les figurants et les musiciens. C’est l’administration de l’Alhambra qui – en leur débitant de la boisson à bon marché – trouve moyen de rattraper une partie des appointements qu’elle leur donne. Encore une idée bien pratique, n’est-ce pas ?
Un détail piquant. Savez-vous par qui sont dessinées les affiches de l’Alhambra, les programmes où tourbillonnent de gracieuses danseuses déshabillées comme les femmes de Grévin ?
Par Pilloteli, l’un des sinistres bandits de la Commune !

La représentation de ce soir n’est pas une représentation ordinaire. La plupart des artistes reviennent du Derby, le directeur revient du Derby. Pendant tous les entr’actes, on débouche du champagne dans les coulisses et, après le dernier acte, on en débouche d’autre.
Quand le ballet de la neige est dansé, quand j’ai vu défiler devant le rideau Mlle Pitteri, les principales danseuses et les quatre hirondelles (quatre Parisiennes) qui reviennent saluer le public, je quitte l’Alhambra pour un établissement voisin où, au fond d’une allée étroite, se tiennent le Judge and Jury. (…)

Un Monsieur de l’orchestre.

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