Affaire PICCOLINO et BELLE-HELENE
Ce matin, vers neuf heures environ, dans son hôtel de l’avenue de l’Impératrice, M. de Villemessant, en ouvrant son journal y lut avec un vif agacement :
RÉOUVERTURE DE l’OPÉRA-COMIQUE : Reprise de Piccolino ;
THÉÂTRE DES VARIÉTÉS : Reprise de la Belle- Hélène.
Le fait de ces deux représentations importantes données, le même soir, dans deux théâtres différents, n’avait rien d’extraordinaire. Il ne se présente que trop souvent depuis quelque temps. Mais c’est précisément à cause de cela que M. de Villemessant se fâcha.
– Allons, s’écria-t-il, il faut faire un exemple et forcer, une bonne fois, MM. les directeurs à s’entendre entre eux. Comment, j’accomplis l’impossible pour tenir mes lecteurs au courant des grands événements je recommande à mes correspondants de ne rien ménager pour satisfaire mon public et quand il s’agit de deux reprises dans deux théâtres parisiens je ne pourrais rendre compte que d’une seule parce que mon critique musical hésite à se laisser couper en deux ! C’est impossible et il ne faut pas que cela se renouvelle ! Qu’on renvoie à MM. Carvalho et Bertrand leur service de places. Le monsieur qui vous invite à dîner sachant que vous êtes déjà invité ailleurs ne fait pas grand cas de votre personne. Donnons-leur une bonne leçon et qu’il ne soit question, ce soir, dans mon journal, ni de l’Opéra-Comique, ni des Variétés.
Quelques instants après deux express allèrent rapporter loges et fauteuils à MM. les directeurs.
Fin du prologue.
*
* *
A trois heures, M. de Viliemessant se trouva dans son cabinet du Figaro, lorsque M. Carvalho s’y présenta.
– Qu’on introduise l’accusé ! M. Carvalho entre. Il est un peu pâle. Sa voix à moitié éteinte trahit de grandes fatigues.
– Votre nom, votre prénom, votre âge, votre profession ? lui demande M. de Villemessant.
R. Carvalho, Léon, directeur de théâtre. Je vous demande la permission de ne pas vous dire mon âge.
D. Vous savez de quoi vous êtes accusé ?
R. Oui, Monsieur le président... Non... de Villemessant !
D. Qu’avez-vous à dire pour votre défense ?
R. Mon Dieu, monsieur le président, c’est bien simple. Je ne veux pas attaquer mon confrère des Variétés, mais dans tout ceci il est le seul coupable. Voilà six semaines que j’annonce mon ouverture pour le soir du 30 septembre. J’ai un personnel nombreux que la fermeture de mon théâtre privait de pain. J’ouvre au jour convenu. Qu avez-vous a me reprocher ? Et faut-il, parce que mon confrère des Variétés reprend la Belle Hélène le soir où je reprends Piccolino, que vous priviez mon théâtre du bénéfice de votre publicité ? Non, vous ne ferez pas cela. Vous me rendrez justice, vous rendrez justice à tout ce que j’ai fait déjà et à tout ce que je ferai encore. L’Opéra-Comique est maintenant le théâtre le plus éclairé de Paris. J’ai fait mettre des tapis partout, de magnifiques tapis rouges tout neufs. On a épousseté tous les fauteuils et toutes les loges, la vôtre un peu plus que les autres. Et on ne parlerait pas de tout cela ! D’ailleurs, soyez tranquille. Le public et la critique ont déjà fait leur choix entre la première des Variétés et la mienne. Je ne veux pas attaquer mon confrère Bertrand, mais vous pensez bien que ce ne sont pas ses flonflons, ses costumes décolletés et ses deux mauvais petits poneys qu’on préférera à la musique aimable, et cependant sérieuse d’un théâtre comme l’Opéra-Comique. Je ne pouvais pas, je ne devais pas craindre la concurrence des Variétés. Aussi, je vous le dis, non, messieurs, non, l’homme qui est devant vous n’est pas coupable !
M. DE VILLEMESSANT : C’est bien. Allez vous asseoir !
*
* *
Quatre heures sonnent. On annonce le directeur des Variétés.
D. Vos nom, prénom, âge et profession ?
R. Bertrand, Eugène, directeur de théâtre. Si cela vous est égal... je vous dirai mon âge une autre fois !
D. Vous savez de quoi vous êtes accusé ?
R. Parfaitement, monsieur, et si vous le permettez...
D. Parlez !
R. Mon cas, monsieur le président, n’est pas bien compliqué. J’ai un personnel nombreux, de grands frais, la Belle-Hélène était prête, j’ai deux chevaux au râtelier, je désirerais ne pas perdre la recette de dimanche. Alors je me suis tenu ce raisonnement : Mon confrère Carvalho annonce, depuis six semaines, qu’il ouvrira le 30 septembre ; donc il n’ouvrira pas. C’est la loi théâtrale. Un directeur n’est jamais prêt à jouer au jour juste. Je choisirai donc le 30 septembre pour la reprise de la Belle-Hélène. Vous savez qu’il ne s’agit pas ici d’une reprise ordinaire, d’une reprise comme on en voit tant. Non, monsieur, non. Il y a si longtemps qu’on n’a joué l’opérette d’Offenbach, que c’est comme une opérette nouvelle. Je ne vous parle pas de mes décors neufs, de mes costumes nouveaux, de mes artistes, de Dupuis si amusant et si fin, de Léonce, de Baron, de Dailly, ni des autres. Je vous parlerai seulement de Judic, de Judic qui a renouvelé le rôle d’Hélène absolument comme j’ai renouvelé mes décors. Et vous ne diriez rien de tout cela ? Ah ! écoutez-moi. Je ne veux rien avancer qui puisse être désagréable à mon confrère Carvalho, mais ne pensez-vous pas, en vérité, que le public et la critique viendront chez moi, entendre cette musique toujours jeune et pétillante d’esprit, cette chanteuse si charmante, ces comiques si amusants, plutôt que d’aller essuyer les fauteuils de l’Opéra-Comique ou de contempler en bâillant le buste de Saint-Georges ? Oui, vous le pensez, et je suis sûr, messieurs, que vous vous êtes déjà dit : « Non, l’homme qui est devant nous n’est pas coupable ! »
M. DE VILLEMESSANT : Allez vous asseoir !
*
* *
M. de Villemessant délibère un instant à lui tout seul, puis il rend un jugement dont j’extrais les passages suivants :
« Vu le talent des avocats ; attendu qu’ils ont défendu avec un esprit égal une cause également mauvaise ; le public tenant évidemment à être renseigné sur ce qui s’est passé aux Variétés aussi bien que sur ce qui s’est passé à l’Opéra-Comique ; mais notre critique musical ne pouvant pas aller le même soir à l’Opéra-Comique et aux Variétés ;
» Nous relevons, pour cette fois, MM. Carvalho et Bertrand de leur peine ;
» Les engageons toutefois à ne pas recommencer ;
» Arrêtons :
» Arrêtons :
» M. Bénédict rendra compte de Piccolino.
» Le Monsieur de l’Orchestre rendra compte de la Belle-Hélène. »
Quand ce jugement est rendu, MM. Carvalho et Bertrand tombent dans les bras l’un de l’autre.
*
* *
Parlons donc gravement de
LA BELLE HÉLÈNE
Opéra-bouffe en trois actes. Paroles de MM. Meilhac et Halévy, musique de M. Jacques Offenbach. (Reprise.)
Après un long repos de plusieurs années, la jolie opérette vient de résister, triomphante, à la redoutable épreuve de la résurrection. La pièce est restée ce qu’elle était une folle parodie de l’antiquité, une niche faite par deux Parisiens d’esprit au bonhomme Homère.
On s’attendait, je le sais, à la trouver un peu vieillie. Les anachronismes et les plaisanteries sur l’Olympe sont bien démodées maintenant, se disait-on, et on a été tout surpris de voir qu’on s’était trompé. Cette surprise n’a fait qu’ajouter au succès.
La partition est réussie d’un bout à l’autre, Sans compter les airs devenus populaires, elle contient de vrais bijoux musicaux, tels que l’introduction du premier acte, l’entrée d’Hélène, le grand duo du second acte, la valse du final et le trio du troisième acte, un badinage à trois voix qui est peut-être l’un des morceaux bouffes les plus réussis d’Offenbach. Tout cela est tour à tour sautillant, gracieux, mélancolique, enlevant, toujours vivant et scénique au suprême degré. Quel dommage que cela soit exécuté, dans un théâtre lyrique aussi exigu que les Variétés, où les chœurs et l’orchestre, nécessairement restreints, ne rendent qu’imparfaitement la pensée du compositeur !
– J’écris ma musique pour Paris, nous disait Offenbach, mais c’est à Vienne que je l’entends jouer.
L’interprétation est excellente. M. Dupuis se montre, dans le berger Pâris, comédien plus accompli que jamais. Il a des attitudes bouffonnes, des effarements comiques, des silences éloquents, des rires étranges qui en font un des plus étourdissants acteurs du théâtre moderne. Et avec quelle adresse inouïe il se sert de sa voix. Il y a des moments où il a positivement l’air de jongler avec ses notes.
Baron, Dailly, Léonce, Guyon, Germain et Hamburger méritent d’être cités avec éloges, Léonce surtout à fait grand plaisir en roi Ménélas.
Mlle Angèle a gentiment joué et chanté Oreste. Elle porte à ravir le travesti de ce prince royal de l’antiquité qui nous rappelle plus d’un prince royal d’aujourd’hui. A côté d’elle, Mlles Stella et Camille (l’ancien Fanfan Benoîton) font bonne figure.
J’arrive maintenant à l’héroïne de la soirée, à Mme Judic.
Quoique fort émue, elle a conquis le public dès son entrée, par sa beauté d’abord à laquelle la perruque blonde d’Hélène ajoutait je ne sais quelle poésie, ensuite par la façon adorable dont elle a chanté son premier air.
Son succès a grandi encore dans le second acte où elle a dit ses couplets à Vénus, son duo et ses couplets du mari sage avec des réticences, des demi-teintes, des nuances exquises. On, lui a redemandé trois fois la fameuse-chansons :
Dis-moi, Vénus, quel plaisir trouves-tu
A faire ainsi cascader ma vertu ?
C’est qu’on ne se figure pas combien elle a su mettre de charme et de fins reproches dans ce joli refrain.
Les costumes de la diva ont été dessinés par Grévin. Ils sont fort jolis de couleur et de dessin. Grévin a trouvé le moyen de moderniser le grec et de parisianiser le péplum. Ah ! que tous les autres costumes m’ont paru pâles à côté de ceux-là !
La reprise de la Belle Hélène sera assurément des plus fructueuses. Tous ceux qui ont vu l’opérette iront la revoir, puis la revoir encore. La salle, ce soir, était fort brillante. Dans une baignoire du rez-de-chaussée se trouvaient trois ministres MM. de Marcère, Léon Say et Christophle. Ils ont particulièrement applaudi le trio des trois hommes d’Etat au troisième acte.
*
* *
Au moment où finit ma double tâche de chroniqueur et de critique, on m’apprend ceci :
M. Bertrand est allé passer sa soirée à l’Opéra-Comique.
M. Carvalho a passé la sienne aux Variétés.
Un Monsieur de l’orchestre.