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Échos de Paris

Le Figaro – Dimanche 1er octobre 1865

Je n’aime pas les gens graves.

Ce n’est pas la légalité, c’est la gravité qui nous tue.

Notre belle France est peuplée de braves gens qui portent leur cravate blanche, leur crâne chauve et leur énorme sottise, comme le gonfalonier de Florence devait porter son gonfalon, – d’où la dénomination de gonfaloniers votée avec acclamation à toute cette peu intéressante classe de mammifères.

J’ai entendu dire un soir à un aimable notaire que Henri Heine n’avait rien de sérieux.

Cet arrêt équivalait à un coup de guillotine. To be or not to be sérieux, voilà la grande question.

Être sérieux, c’est se confire dans une inepte gravité, absolument comme on se confirait dans du vinaigre. – (Comparaison excellente.)

N’être pas sérieux, c’est avoir la bonne humeur facile et communicative, la répartie vive, l’esprit, l’originalité, l’imprévu, la gaieté.

___

M. de Villemessant n’est pas un « homme sérieux. » Ah ! je suis bien forcé de le lui dire tout net, si ce qu’on m’a conté est exact.

Or, voici ce qu’on m’a conté :

M. de Villemessant a vendu l’autre jour une de ses maisons d’Etretat à Mme Doche.

Il lui a donc fallu monter l’escalier d’un notaire et passer par tous les laminoirs du langage légal.

C’est bien fait aussi.

Il est trop gai à la fin !

Eh bien ! jusque dans une étude de notaire, M. de Villemessant a trouvé le moyen de rire.

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Il entre. Me Boissel, notaire, et son collègue, Me Dubois, tous deux affables et charmants, vont au-devant de lui et de Mme Doche, lorsque s’avance gravement le maître clerc, l’air sévère, la cravate empesée et qui déplie solennellement l’acte de vente.

M. de Villemessant aurait bien voulu risquer quelque nouvelle à la main. Ah bien oui ! Le maitre clerc l’interrompt par un coup d’œil olympien, et entame la lecture avec une majestueuse lenteur.

« Par devant Me Boissel, etc., etc., a été vendu, payable au comptant, par M. Jean Hippolyte de Villemessant, homme de lettres, à Mme Eugénie Doche, artiste dramatique, une maison sise à Etretat... »

A ce moment, M. de Villemessant se lève lentement, et, l’index replié sur le pouce :

– Pardon, monsieur, pardon, dit-il. Avant d’aller plus loin, il faut bien réfléchir. De bonne foi, il est impossible que l’enregistrement ne voie pas là une grosse plaisanterie. Réfléchissez un peu, je vous prie : un homme de lettres qui vend une maison, – une maison à lui ! – et qui la vend à une artiste dramatique, et l’artiste qui la paye comptant. C’est improbable ! c’est absurde ! c’est insensé !

– Dame ! monsieur, dit le maître clerc un peu troublé, et, interrogeant du regard ses patrons, qui voyaient déjà naître la plaisanterie, si vous croyez que l’enregistrement... si vous pensez... nous mettrons propriétaire...

– Comment, propriétaire ? Et pourquoi propriétaire ? dit Mme Doche, qui comprenait tout, je suis artiste dramatique monsieur ! I et je tiens à ce que l’on me désigne comme artiste dramatique !

Le maître clerc [mot illisible] à faire des excuses.

– Madame, dit M. de Villemessant, vous avez raison. Mettons M. de Villemessant, propriétaire, – et Mme Doche, – artiste dramatique. A la rigueur, cela peut passer. Bien Continuez !

___

Le maître clerc continua :

« Cette propriété. avoisine la maison de M. Jacques Offenbach, compositeur et... »

Cette fois, M. de Villemessant bondit, se croisa les bras et regarda le maître-clerc d’un air effaré :

– Offenbach à présent !... Mais, voyons, monsieur, voilà qui est encore bien plus improbable. Vous voulez rire, n’est-ce pas ? Je vois ce que c’est... vous plaisantez. Mais si jamais M. Offenbach intervient là-dedans, il mettra tout votre acte notarié sur l’air du Roi barbu qui s’avance.

Les soussignés qui s’avancent
Gnés qui s’avancent
Gnés qui s’avancent.

Ce n’est pas possible ! Il ne manquerait plus maintenant que vous y fissiez figurer Dollingen !

– Mais justement, monsieur, dit le clerc écrasé, justement M. Dollingen est nommé. Ce n’est pas ma faute. Son castel avoisine la maison qui...

Ici M. de Villemessant poussa un vaste éclat de rire.

– Allons, bon, M. Dollingen à présent ! Dollingen ! Dollingen, qui passe sa vie à faire le coq ! Dollingen ! Mais vous voulez donc que l’enregistrement vous fasse un procès ? Il se croira mystifié. C’est absurde ! C’est fou ! Dollingen ! Offenbach ! Bu qui s’avance bu !

Et M. de Villemessant prit son chapeau et se sauva dans la pièce à côté.

Il fallait voir la tête consternée du clerc interrogeant ses patrons, interrogeant ses collègues, interrogeant Mme Doche pour savoir de quel méfait il s’était rendu coupable.

A la fin, Me Boissel ramena M. de Villemessant en riant aux larmes, et l’acte fut écouté et lu gravement, comme le voulait le maître clerc.

(...)

Jules Claretie.

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