Théâtre de l’Opéra-Comique.
1re représentation de Barkouf, opéra-bouffon en trois actes de MM. Scribe et Boisseaux, musique de M. Jacques Offenbach.
Un acteur de province, ayant un soir manqué de respect au public, fut contraint par le parterre de s’agenouiller sur la scène et de faire des excuses à l’assemblée. « Messieurs, dit-il d’une voix lamentable, je n’ai jamais senti aussi vivement qu’aujourd’hui la bassesse de mon état. » Aussitôt le parterre de rire, de lui couper la parole par des applaudissements et de le renvoyer absous.
Je ne demande pas qu’on m’applaudisse, mais je serais bien heureux qu’on vint m’interrompre au milieu du récit que je vais commencer. Il s’agit de celui d’une farce qu’on vient de faire aux Parisiens, et dont l’action se passe à Lahore.
Le peuple encombre une place de cette grande ville indienne, et hurle, et crise, et glapit, et court, et s’agite, puis il sort. Puis il rentre et recommence à courir, à s’agiter, à hurler, à crier, à glapir et à sortir. On casse des vitres (y a-t-il beaucoup de vitres aux maisons de Lahore ???), on dévalise une charrette d’oranges ; on jette ces fruits excellens [1] à la tête du grand-vizir.
Alors survient le Grand-Mogol qui, a tout ce qu’on lui dit du côté droit (personne ne lui parlant en face), répond d’une voix d’ogre affamé « Très bien ! » et « Assez » à tout ce qu’on lui dit du côté gauche. Sa Hautesse est courroucée des désordres commis par la populace dans les rues de sa capitale, et, pour punir les mutins décide que le gouverneur de Lahore sera désormais un chien nommé Barkouf, dogue que Sa Hautesse honore de son affection et de sa confiance. Ce chien, digne d’ailleurs d’un si haut rang, et grave et sérieux comme un dogue de Venise, appartenait naguère à Maïma, jeune marchande d’oranges, qui possédait en outre un amoureux. Or, en un triste jour, le dogue et l’amoureux disparurent à la fois, sans que l’un emportât l’autre. Le chien fut volé et offert par le voleur au Grand-Mogol, qui fit de lui son ami intime ; l’amoureux s’engagera dans les gardes de Sa Hautesse et inspira une passion à la fille du grand-vizir, laide vieille qui en fit son chien. Voici donc Barkouf gouverneur de Lahore. Pourquoi pas ? le cheval de Caligula fut bien consul, et nous voyons bien remplir certaines fonctions importantes par certains hommes inférieurs en intelligence à certains chiens et à certains chevaux !
Après l’installation du nouveau gouverneur, le Grand-Mogol est parti pour aller réprimer une révolte dans l’intérieur du pays, et n’a pas manqué, en partant, de promettre le supplice du pal à quiconque désobéirait à Barkouf ou aurait seulement le malheur de lui déplaire.
Le grand-vizir veut marier sa vieille fille au jeune soldat dont j’ai parlé. Pour, que la cérémonie puisse se faire, il faut, avant tout, l’agrément du gouverneur. Un des eunuques du vizir, étant allé demander l’autorisation de sa canine excellence, a failli être dévoré. Barkouf ne voit pas ce mariage d’un bon œil. Que faire alors ? Tout demeure suspendu. Or, voici venir la petite marchande d’oranges ; elle a appris l’élévation de son chien ; elle l’aime toujours ; elle veut la revoir. Bien plus, elle promet au vizir d’obtenir de Barkouf l’application de sa patte sur le contrat de mariage, et de rendre par là possible cette union tant désirée. « Malheureuse ! dit le vizir, tu le veux ? j’y consens ; mais de toi le gouverneur ne fera qu’une gueulée. Va donc ! » Elle va, elle entre dans la coulisse où se trouve l’appartement du gouverneur, et, chose étonnante ! Barkouf, qui déjà plusieurs fois dans cette même coulisse s’est permis d’aboyer comme un homme quand il n’était pas content (car c’est un chien qui imite l’homme) ne dit rien, se couche à plat ventre devant Maïma et la mange de caresses. L’eunuque, de la scène, voit ce tableau, et nous le décrit d’une façon fort dramatique. N’est-ce pas charmant ? Aussitôt Maïma, qui n’a pris que le temps de faire signer à Barkouf le permis de mariage, de tirer amicalement les oreilles à Son Excellence et de lui chanter une petite chanson que le chien admirait beaucoup (il y a des chansons pour tous les goûts), revient et remet au vizir étonné le papier signé et pattaraphé qu’il désirait. « Oh ! mais, s’il en est ainsi, dit le vizir, il faut que cette marchande d’oranges soit élevée à la dignité de secrétaire intime de S. Exc., puisque le gouverneur l’aime et qu’elle comprend sa langue, et qu’elle saisit les moindres nuances de sa conversation, soit qu’il fasse Krrrr ! en montrant les dents, soit qu’il prononce : Ouah ! ouah ! ou bien : Ouao ! ouao ! en ouvrant la gueule. » Aussitôt dit, aussitôt fait, Maïma est installée secrétaire interprète du gouverneur.
Le mariage projeté se célèbre. Mais au moment où les mariés reviennent de la mosquée, Maïma pousse un petit cri très aigu en reconnaissant dans l’époux son amant, qui s’était envolé le jour où Barkouf fut volé. Que fait la malicieuse enfant ? Elle n’a pas empêché, elle a même fait s’accomplir le mariage, il est vrai, mais elle l’empêchera de se consommer. « Il faut la permission de Barkouf, dit-elle au vizir, pour que votre gendre, puisse emmener sa femme, je vais la lui demander. » Elle rentre dans le chenil du gouverneur ; à un signe qu’elle lui fait, Son Excellence ouvre la gueule, fait : « Ouah ! ouah ! Krrrr ! » Impossible, s’écrie Maïma en rentrant, le gouverneur ne vent pas que votre gendre emmène sa femme, et, de plus, il m’a dit qu’il le voulait pour garde du corps. Le marié doit donc prendre son poste à l’instant même et ne quitter Son Excellence ni jour ni nuit. — Mais pourtant !... — Je ne puis pas me passer de mon mari ! — Ah bien ! avisez-vous de désobéir, et vous verrez de quelle longueur seront les pals sur lesquels vous serez tous priés de vous asseoir ? » N’est-ce pas joli ?
Tout le monde, excepté les mariés, admire la sagesse du gouverneur, qui d’ailleurs, ayant remis leur peine à une quantité de malfaiteurs, a pour lui l’enthousiasme de la canaille.
Sa popularité finit par inquiéter le grand-vizir. Celui-ci se met alors à la tête d’un complot pour renverser la nouvelle puissance. On empoisonnera Barkouf. Voici l’heure du dîner de S. Exc., on apporte des plats couverts ; puis une grande coupe, S. Exc. a demandé à boire. Maïma, qui atout deviné, préside au festin. « S. Exce. a trouvé si bonne sa boisson, dit-elle en revenant de la salle à manger, qu’elle me charge d’inviter le grand vizir et ses amis à boire à sa santé une coupe de son vin. « Allah ! allaih ! » (Les Indiens disent-ils Allah ? Oui, comme les Français disent God !) Allah ! donc, c’est le vin empoisonné. Quel embarras ! le vin est versé, il faut le boire ! quand de grands cris se font entendre ; les Tartares envahissent la ville. Aux armes !... Cette diversion sauve la vie aux conspirateurs. Sur ces entrefaites le Grand-Mogol revient de son expédition dans l’intérieur des terres ; sa présence a suffi pour apaiser la sédition. Il apprend la sage administration et la popularité de Barkouf. « Oh ! oh dit le Grand-Mogol, il faut destituer ce fonctionnaire, puisque le peuple est heureux ; je n’entends pas cela, le peuple s’y accoutumerait. » On revient du combat contre les Tartares. Grande victoire ! Mais, hélas ! le vaillant gouverneur s’étant élancé au premier rang est tombé percé de coups. « Très bien ! hurlé le Grand-Mogol. — Astre de lumière, que devons-nous faire ? — Assez ! j’ordonne que la jeune Maïma succède à Barkouf ; puisqu’elle comprenait si bien sa langue, elle doit être l’héritière de sa sagesse. Qu’elle soit donc gouverneuse et se choisisse un secrétaire ? » Maïma accepte. Pour son premier acte administratif elle casse le mariage de la fille du grand-vizir avec le jeune soldat, et prend aussitôt celui-ci pour secrétaire intime, en lui imposant son cœur et sa main ; et tout le monde enchanté d’aboyer le chœur final.
Cet opéra appartient évidemment au genre en honneur, dit-on, dans ces théâtres que je ne puis nommer ; mais quelle nécessité de le faire représenter à l’Opéra-Comique, devant un public qui, n’étant pas préparé à ce genre spécial, ne pouvait qu’en être choqué ? Cela n’a pas paru drôle du tout ; beaucoup de gens se sont indignés, d’autres riaient, il est vrai, mais de l’idée qu’on avait eue que cela pouvait les faire rire. Quelques uns sont demeurés stupides, ceux-là bondissaient de fureur. Je n’ai jamais vu le foyer de l’Opéra-Comique dans un pareil état. Les mots pleuvaient comme grêle.
Il est vrai que la musique était pour beaucoup dans les causes de cette exaspération. Le public est assez disposé en effet à admettre tous les genres de musique, même le genre l’agence ennuyeux ; il admettrait donc volontiers à l’Opéra-Comique le genre des théâtres qu’on ne peut nommer, à la condition pour ce genre trivial, dit-on, bas, grimaçant, assure-t-on (je n’en parle que par ouï-dire, je ne le connais pas, je ne le connaîtrai jamais), à la condition, dis-je, pour cette espèce de genre, de l’amuser et de lui faire éprouver, dans s’importe quelle partie du corps, ces secrètes titillations qui, pour beaucoup de gens, sont le seul charme de la musique. Mais il n’admettra jamais,ce brave Shahabaham de public, sous aucun prétexte, qu’on lui déchire l’oreille, qu’on lui agace les dents et le système nerveux par des discordances. Et c’est ce qui est arrivé à cette représentation de Barkouf. Sans se rendre compte des causes de leur malaise, les auditeurs non musiciens étaient inquiets, épouvantés ; ils semblaient dire « Que se passe-t-il donc ? Que va-t-il nous arriver ? A-t-on l’intention de nous faire du mal ? »
Les auditeurs qui savent la musique s’écriaient : Ah çà le compositeur perd-il la tète ? qu’est-ce que ces harmonies qui ne vont pas avec le chant ? qu’est-ce que cette enragée pédale intermédiaire qui sonne la dominante brodée (jolie broderie) par la sixte mineure et indique le mode mineur, pendant que le reste de l’orchestre joue dans le mode majeur ? Tout cela se peut faire sans doute, mais avec art, et ici cela est présenté avec un laisser-aller, avec une ignorance du danger dont on n’a jamais vu d’exemple. Cela fait penser à cet enfant qui portait un pétard à sa bouche et voulait le fumer comme un cigare. Ou bien à l’exemple d’autres musiciens persuadés que l’horrible est beau, le compositeur croit-il que l’horrible soit comique, amusant, jovial ? — « C’est le style du genre, dira-t-il, acceptez-le, c’est pour vous divertir ! Prenez, Monsieur, il est bénin ! bénin ! » — Merci ! vous mettez des lames de rasoir dans la poche de mon habit au moment où j’y porte la main ; vous me présentez un siège et me le retirez quand je vais m’asseoir, ou, mieux encore, vous l’avez armé de dards qui me blessent quand je m’assieds ; vous coupez du crin dans mon lit, vous me lancez un jet d’encre par le trou de la serrure de ma chambre, et vous venez me dire ensuite : « C’est pour rire ! C’est drôle ! Ah ! la bonne plaisanterie ! Il faut bien s’amuser un peu !! On ne peut pas être toujours sérieux ! »
J’aimerais mieux loger chez un croque-mort que chez un hôte aussi facétieux.
Décidément il y a quelque, chose de détraqué dans la cervelle de certains musiciens. Le vent qui souffle à travers l’Allemagne les a rendus fous...
Les temps sont-ils proches ?... De quel Messine alors l’auteur de Barkouf est-il le Jean-Baptiste ?
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Des morceaux tels que les couplets de Maïma, « Ici Barkouf ! » et ceux que chante Berthelier : « Je grimpais, je rampais », et celui où les personnages répètent tant et tant :
Allah prends aujourd’hui
Pitié de mon ennui !
paraîtraient amusans et d’un tour mélodique heureux, s’ils n’étaient pas aussi étrangement accompagnés. Dans plusieurs passages, en se plaçant même au point de vue de l’auteur, il semble que le but qu’il se propose soit dépassé, par la rapidité excessive avec laquelle il fait se succéder les notes ou les syllabes. A la fin de l’ouverture, par exemple, les violons exécutent un long trait d’une vélocité folle et d’où ne résulte plus qu’une sorte de bourdonnement comparable à celui que produiraient des guêpes enfermées dans un bocal. Dans le final du second acte et ailleurs le rôle de Berthelier contient des phrases syllabiques dont le débit est d’une telle précipitation, qu’elles pourraient être chantées en malais, en tagal, en japonais : on n’en entend pas un mot. Or, si les paroles sont là un élément essentiel du comique, comment rire de ce qu’on ne peut entendre ni comprendre ? Je viens de citer le final du second acte. Il est d’un grand développement, est composé de telles formes mélodiques, de tels rhythmes enchaînés par de telles modulations, et accompagnés d’un tel orchestre que, de l’aveu de tout le monde, c’est le morceau le plus grave de la partition. — Vous n’aimez pas le genre bouffe, me direz-vous. —J’aime le genre comique, spirituel, piquant. D’ailleurs ce n’est pas la questions il ne s’agit ici que de l’élément constitutif de la musique, de la matière musicale proprement dite. Rossini, lui aussi, a traité de ces sujets que vous appelez bouffes et son Pappatacci, et son poète de Mathilde de Shabran, et son Turco in ltalia, et tant d’autres personnages qui débitent de plates bêtises, dont le compositeur n’est pas responsable, ne les disent pas moins en langage musical
Qu’ya-t-il donc dans l’orchestre ? demande au foyer un des auditeurs effarouchés de ce final terrible, inouï. Jamais on n’entendit une sonorité pareille. — Il y a, répond un passant qui avait entendu la question, ce que Polichinelle se met dans la bouche pour se donner une voix bouffe, il y a une pratique. — C’est peut-être, dit un autre, le diapason de la police qui est la cause du mal. Les instrumens ne sont pas encore tous faux. — L’orchestre n’y est pas accoutumé ; ce diapason l’exaspère. —Non, non, réplique un troisième, cela tient à ce que la plupart des violonistes jouent ce soir sur des Charivarius. Etc., etc., etc.
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Le malheur a frappé les trois cantatrices qui se sont succédé dans les études du rôle de Maïma : d’abord Mme Ugalde, elle est tombée malade ; ensuite Mlle Saint-Urbain, elle est tombée malade ; et enfin Mlle Marimon qui, s’étant bien portée jusqu’à la veille de la représentation, a....... continué de se bien porter et a joué le rôle.
Disons qu’elle en a chanté plusieurs parties assez heureusement. Elle montre dans certains passages une vocalisation agile et gracieuse. Dans l’un, elle lance une gamme ascendante aboutissant au mi ou au fa aigu, qu’on a beaucoup applaudie. Berthelier et Sainte-Foy, contre leur ordinaire, sont peu comiques. J’ai dit tout à l’heure que Barkouf aboyait comme un homme ; cela tient, vous l’avez peut-être deviné, à ce que c’était un homme qui aboyait le rôle du chien. Peut-on faire descendre un artiste jusqu’à un tel emploi ? On ne l’eût pas souffert au temps où l’Opéra-Comique était dirigé par M. Cerfbeer.
Oui, rions, faisons des calembours nous avons fort envie de rire, fort envie de rire nous avons ! L’art musical est en bon train à cette heure à Paris. On va l’élever à une haute dignité. Il sera fait Mamamouchi. Voler far un paladina. Ioc ! Dar turbanta con galera. Ioc, Ioc ! Hou la ba ba la chou, ba la ba, ba la da ! Puis Mme Jourdain, la raison publique, viendra quand il n’en sera plus temps s’écrier : Hélas mon Dieu, il est devenu fou.
Heureusement il a quelquefois, quand on ne le mène pas au théâtre, des éclairs d’intelligence qui pourraient rassurer ses amis. Nous avons encore à Paris des concerts où l’on fait de la musique ; nous avons des virtuoses qui comprennent les chefs-d’oeuvre et les exécutent dignement ; des auditeurs qui les écoutent avec respect et les adorent avec sincérité. Il faut se dire cela pour ne pas aller se jeter dans un puits la tête la première... Mais ces concerts, ces virtuoses, ces auditeurs sont si rares... N’importe, citons les au moins et rendons-leur justice, si inutile qu’elle soit.
(...)
Hector Berlioz.