Première représentation de Madame Favart, opéra-comique en trois actes paroles de MM. Alfred Duru et Henry Chivot musique de Jacques Offenbach.
La célébrité da madame Favart tient-elle à la vogue qui accueillit son jeu, son chant et sa danse ? S’expliquerait-elle plus volontiers par l’amour extravagant que l’actrice sut inspirer au maréchal de Saxe, et qui fut un véritable roman ? L’opinion des contemporains reste à cet égard des plus contradictoires, au point que l’on pourrait aisément supposer que l’auteur de la Chercheuse d’esprit épousa deux comédiennes devenues à tour de rôle les interprètes de ses pièces ; l’une jolie et l’autre assez laide ; celle-ci jouant et chantant avec finesse, esprit et gaieté, et celle-là glapissant des fredons et amusant les spectateurs peu délicats par des gestes provoquants [1] et des attitudes indécentes.
La vérité est que cet excès dans la critique – et probablement aussi dans la louange – s’applique à la comédienne connue d’abord sous le nom de mademoiselle de Chantilly, qu’elle échangea contre celui de madame Favart, et qui tourna la tête à son mari, à son public, et au grand Maurice de Saxe. J’ai sous les yeux un portrait de cette actrice dessiné par Cochin en 1753. Madame Favart avait alors vingt-neuf ans. L’image est de profil ; l’œil est fin et doux ; la bouche petite, spirituelle et tout à fait charmante ; mais le nez est gros et de forme vulgaire : il semble que le dessinateur ait voulu faire une malice en plaçant au milieu du visage le petit sabot rose dont se chaussait l’actrice incomparable dans les rôles de villageoises. Au bas du portrait on lit ce quatrain dans le goût facile et maniéré des Bergeries de l’opéra-comique :
Pour charmer la raison, la gaîté l’a choisie,
L’embellit de ses agréments
Et, comme autant de fleurs fit naître ses alents,
Pour on offrir un bouquet à Thalie.
Nous avons l’opinion d’un homme d’esprit, le chansonnier auteur dramatique Collé, sur l’effet extraordinaire que produisit, dans son premier rôle à la Comédie-Italienne, la « bouquetière de Thalie. » Nous lisons dans son « Journal » à la date de septembre 1749 :
« Le vaudeville des Savoyards court beaucoup, il a contribué au succès prodigieux du début de la demoiselle Gentilly (lisez de Chantilly) à la Comédie-Italienne. Cette petite impure, qui n’a pour tout talent que d’être une médiocre danseuse, mais une impudente créature, est la femme de Favart... Elle n’a pour le théâtre ni intelligence, ni habitude, en lui ôtant le chant et la danse ; elle chante le vaudeville avec une indécence rebutante et danse avec des mouvements lascifs... L’on n’a cependant jamais vu de succès plus brillant. Le parterre a demandé et crié qu’il fallait la recevoir... »
Les termes d’impure et de créature n’étaient pas seulement injurieux ; ils étaient de plus calomnieux – au moins à cette date ; – on aurait dû les épargner à celle qui fit une si belle résistance au héros du siècle. Je sais bien que Collé prenait note au jour le jour de ses impressions sur toute chose sans arrière-pensée d’en faire plus tard confidence au public. Ce n’est point, là une excuse. Le premier lecteur que doit commencer par respecter l’homme qui tient une plume, c’est lui-même. Mais voilà une bien grosse querelle faite, pour deux mots malsonnants, à ce pauvre Collé, humoriste toujours amusant, s’il oublie parfois d’être juge équitable, et qui, entraîné par sa passion du moment, croyait peut-être la mettre sur la piste de la vérité...
C’est une débutante, dont s’engoue tout d’abord Paris, que maltraite le « Journal de Collé » dans l’actrice qui, portée par les charmants ouvrages de son mari, créa avec lui la popularité et fit la fortune de l’Opéra-Comique. La mort de madame Favart, arrivée vingt-trois ans plus tard, en septembre 1772, ne devait point rendre la critique plus tendre au passé de l’actrice célèbre.
« C’était, dit Grimm, une mauvaise actrice. Elle avait la voix aigre, et le jeu bas et ignoble ; elle n’était supportable que dans les rôles de charge, et elle ne l’était pas longtemps. Elle jouait supérieurement la Savoyarde montrant la marmotte ; c’était là son talent ; c’était ce qui avait fait sa fortune sur ce théâtre... Elle dansait, elle chantait, et sa danse en sabots tourna la tête à tout Paris. »
J’ai parlé du roman de Madame Favart. J’en veux esquisser un chapitre. Le maréchal de Saxe bloquait étroitement Maastricht. Dans une nuit d’orage, les ponts qui reliaient l’armée assiégeante avec le corps de Lowendal, furent emportés. Un officier supérieur se présente de très grand matin chez le maréchal pour lui donner la première nouvelle du désastre. Il trouve le grand Maurice assis sur son lit ; échevelé et dans l’agitation convulsive du plus profond désespoir. La fermeté d’âme bien connue du héros rendait inexplicable au visiteur matinal le spectacle qu’il avait sous les yeux de la faiblesse d’un grand homme de guerre. – « Le malheur est grand sans doute, se permit-il de dire à son général, mais il peut se réparer. » – « Ah ! mon ami, s’écria le Maréchal en joignant les mains, il n’y a point de remède ; je suis perdu » – « Cette nuit terrible, reprit l’officier, n’aura peut-être pas les suites qu’on en pourrait craindre. » Et le désespéré Maurice de répliquer, en s’arrachant les cheveux, « Que c’était pour lui un désastre irréparable. » Les deux interlocuteurs finirent par s’apercevoir pourtant que chacun d’eux répondait à une idée différente ; « Que me parlez-vous de ces ponts rompus ? » fit brusquement le maréchal à l’officier ; « c’est un inconvénient que je réparerai en trois heures. Mais la Chantilly ! Elle m’est enlevée... »
A la fois impresario et poète d’une troupe de comédiens dont se faisait suivre le maréchal pour amuser ses loisirs et chanter ses victoires, Favart s’était couvert des premières ombres de cette nuit d’orage, comme d’un manteau, pour enlever la Chantilly à son terrible rival. Et ce preneur de villes, ce gagneur de batailles auquel le plan le plus savamment combiné ne déroba jamais une heure de sommeil, était surpris, sur sa couchette de bivouac, dans la fièvre et l’insomnie d’un désespoir de femmelette.
Sur ce fond du roman d’un héros et d’un comédien, MM. Duru et Chivot ont placé au premier plan, une action de fantaisie. C’est un double imbroglio très vivement mené et très amusant. D’un côté le ménage Favart, de l’autre, le ménage Hector de Beaupréau ; entre les deux un vieux soupirant sexagénaire, M. de Montsablé, qui partage sa fatuité moquée à deux amours qui lui échappent tous les deux. Montsablé se croit en bonne fortune avec l’actrice célèbre qu’il prend pour Madame de Beaupréau, et l’instant d’après, il tourne langoureusement des yeux de poisson avancé du côté de la jeune femme d’Hector, qu’il prend pour Madame Favart. Berné à droite, ridiculisé à gauche, mais toujours le cœur triomphant, le Montsablé rebondit d’une raquette à l’autre d’un vol de vieux hanneton poussif. Il va sans dire que ce canevas de texture légère a l’élasticité nécessaire pour s’ouvrir aux jeux de scène, aux quiproquos, aux travestissements, aux tableaux pittoresques. Tout naturellement, Madama Favart tient les guides du double attelage matrimonial. Quoique placé derrière sa femme, Favart y joue un personnage des plus gais. Le grand Maréchal reste dans la coulisse, comme une gigantesque araignée au fond de son trou. MM. Chivot et Duru se sont chargés du soin de fabriquer sa toile où tombent, en faisant joyeusement la culbute les personnages de la pièce.
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Qu’il s’agisse pour un compositeur d’écrire de la grande musique ou, sans viser si haut, de la musique agréablement spirituelle, il n’y réussira, on peut le dire, qu’avec la permission de son collaborateur, l’auteur de la pièce. Trop d’exemples fameux nous ont démontré que c’est là, pour le succès, une règle sans exception. Un musicien s’ouvrant l’accès d’un théâtre d’opéra, « est un chevalier des temps fabuleux qui se présente devant un palais enchanté gardé par des dragons dont il lui faut vaincre et se soumettre la vigilance. Le poëte a la clef qui ouvre la première porte de ce séjour féerique, les chanteurs veillent autour de la seconde ; si notre musicien passe, il est sauvé. Mais point de pièce, point d’exécution, en ce cas point de musique, fût-elle le consciencieux travail d’un homme de talent, ou même le chef d’oeuvre d’un homme de génie.
Me voilà monté un peu haut. Vite, cassons l’aile à mon hippogriffe afin de retomber, sans froissement, du pays des enchanteurs, en pleine terre d’opéra-comique où brilla le couple Favart.
Bien servi par ses collaborateurs M. Offenbach a écrit sur ce canevas amusant une de ses meilleures partitionsans contredit. De la gaïté, de l’esprit, et cette facilité aimable dont le compositeur a le secret, sans aucune trace de lassitude sur une échelle de trois actes et de vingt-trois morceaux d’un opéra-bouffe, cela peut s’appeler avoir travaillé de verve. Bien que tous ou presque tous ses couplets aient été bissés, on pourrait reprocher à l’auteur de la partition de Madame Favart d’avoir quelque peu abusé de sa veine coupletière : mais, de son côté, M. Offenbach serait en droit de répondre, justifié par son dernier succès que chaque théâtre a son cadre, comme chaque public son tempérament ; et que, indépendamment de ces deux raisons, gravement à considérer même dans un sujet pour rire, il s’agissait ici de rappeler au public une actrice qui a brillé dans l’art tout français de dire la chanson on ne pouvait mieux y réussir qu’en la laissant sur le théâtre de son mari.
Cette partition légère, portée sur les ailes du rhythme [2], a cheminé, au bruit des bravos, de l’introduction jusqu’au dénouement. Cela dit une fois et pour toutes, je bornerai mes citations des morceaux les plus applaudi à un choix un peu restreint ; les préférences très, accusées du public seront mon guide : c’est lui qui a donné le la, la symphonie du succès peut commencer, sans que la critique ait à s’en mêler,
Comme un violon faux qui jure sous l’archet.
La ronde de Favart : Ma mère aux vignes m’envoyit, a été le pétard musical tiré au premier acte. La ronde est dite avec une finesse incomparable par les yeux charmants, le sourire plein de grâce et la toute petite voix de mademoiselle Girard. Dans une gamme moins accentuée et toujours dans ce même acte, il faut citer le tezertino : Un soir nous nous rencontrâmes ! et l’air : Je suis la petite vielleuse, dans lequel le compositeur a fait entrer, doublés par le chœur en sourdine, des refrains de la vieille muse chansonnière : Elle aime à rire, elle aime à boire ! et Dans les gardes françaises, etc. Ajoutons à cela le petit trio : Adieu, Suzanne ! et le coup de fouet du finale.
Les Couplets des Echaudés, très drôlement et très gaiement dits par Favart-Lepers, ont eu même fortune que la ronde du premier acte ; on les a redemandés jusqu’à trois fois au chanteur. On aurait pu applaudir davantage, il me semble, une jolie page de musique d’opéra-comique, le quatuor : C’est affreux ! chanté par le ménage Favart et le ménage Beaupréau.
Une agréable bouffonnerie d’opérette, c’est le trio de la Sonnette. Citons encore dans cet acte les couplets de la douairière : Je passe sur mon enfance.
Je goûte médiocrement la romance de Favart qu’on a fait bisser au troisième acte. Il est bien difficile de rajeunir les vieilles formes de la tyrolienne : n’y pouvant prétendre, le compositeur a escamoté avec adresse la difficulté, à ce point que le public a voulu entendre jusqu’à trois fois le duo arpégé en vocalises de Mlle Girard et de M. Simon-Max : Tyroliens de naissance. Il me reste à citer le rondo : J’entrerai sous la tente royale, le duo du couple Favart : Je tremble, sans oublier, au début de cet acte, la marche bien rhythmée des fifres et celle des trompettes.
La pièce est jouée et chantée rondement. Mlle Girard (madame Favart) tempère avec beaucoup de grâce une façon vraiment piquante de souligner sans appuyer, de dire beaucoup sans tout dire ; elle communique sa finesse au spectateur pour lui faire entendre les, et caetera et les au-delà d’un mot un peu trop vif. Le baryton Lepers, transfuge de feu le Théâtre-Lyrique, a débuté avec un franc succès aux Folies dans le personnage de Favart. Un acteur du nom de Maugé s’est montré bien amusant sous le maque du séducteur asthmatique Montsablé ; il a su mettre un peu de l’art du comédien dans l’emploi des Ganaches. Mlle Gélabert est intelligente et M. Simon- Max est zélé. Madame Favart aura donc un grand succès : je ne risque rien d’engager ma parole ; j’ai pour caution le public de la première soirée.
Bénédict.