Madame Favart
Il y a dix-huit mois, l’opéra-çomique que nous avons entendu ce soir aux Folies était prêt à passer, comme jamais pièce ne fut prête. Grâce aux cent premières représentations des Cloches de Corneville dont on annonçait alors les dernières on avait pu apporter une sage lenteur aux études de Madame Favart. Les moindres scènes en avaient été répétées avec un soin minutieux.
On sait ce qui arriva. L’opérette normande de Planquette refit florès au moment même où sa carrière semblait terminée ; les jours, les mois se succédaient ; l’Exposition survenait, les événements politiques se déroulaient, les guerres se déclaraient, se faisaient et se terminaient, la carte du monde se remaniait, Mlle Becker entrait à l’Hippodrome et les recettes montaient, montaient toujours.
Madame Favart dut attendre que tes Cloches eussent approché de la six-centième.
Jamais certainement, on n’a vu une pièce prête faire un pareil-pied de grue !
Tant que durèrent les Cloches, on se disait au théâtre :
– Si ça baisse subitement, nous sommes tranquilles. Madame Favart peut être jouée en deux ou trois jours... une pièce qu’on sait si bien !
Ce moment arriva enfin.
Les Cloches sonnèrent leur dernier carillon. On afficha Madame Favart.
Alors on éprouva une grande surprise ou plutôt une série de surprises. Les rôles n’étaient plus sus. La mise en scène aussi était sortie de toutes les mémoires, et M. Haymé, qui l’avait réglée, avait quitté les Folies pour devenir à l’Ambigu le lieutenant de Chabrillat. Le régisseur actuel fut obligé d’en établir une nouvelle. Avec cela, les trois quarts des petites femmes auxquelles avaient été distribués les bouts de rôles ne faisaient plus partie de la troupe et avaient suivi d’autres destinées plus ou moins dorées. II fallut les remplacer. Les costumes causèrent également une déception inattendue. Ils avaient eu tout le temps nécessaire pour perdre leur fraîcheur primitive et l’avaient mis à profit. En outre, ils n’étaient plus à la mesure des artistes que la prospérité de leur directeur avait fait engraisser pour la plupart.
Bref, il fallut se remettre à la besogne et repiocher Madame Favart comme une pièce récemment distribuée. Jamais dernières répétitions n’ont été plus laborieuses que celles de cet opéra-comique prêt à passer depuis dix-huit mois.
Ce surcroît de travail n’est pas le seul inconvénient qu’il ait fallu subir du fait de ce retard invraisemblable.
En passant à son heure, Madame Favart inaugurait un cadre. Il y a dix-huit mois, c’eût été la première opérette mettant en scène des personnages et des moeurs de théâtre, tandis qu’en arrivant maintenant, MM. Chivot et Duru sont bons troisièmes, après Fleur d’Oranger et la Camargo. Ils doivent surtout regretter d’avoir été distancés par les auteurs de cette dernière pièce, puisque Madame Favart, outre la coïncidence de milieu, est une pièce dont l’action se passe au XVIIIe siècle, comme l’action de la Camargo. Il est même curieux de faire un rapprochement entre les origines du costume de Zulma Bouffar, au premier acte, et de celui que porte Juliette Girard au troisième acte des Folies ; ces deux costumes sont historiques et ont été copiés, l’un et l’autre, sur des tableaux du peintre Vanloo, C’est Luco, le dessinateur ordinaire de M. Cantin, qui, après de longues recherches, a fini par déterrer à la bibliothèque de Versailles une gravure reproduisant le tableau dans lequel le peintre a représenté Mme Favart, dans son rôle de Nicette de la Chercheuse d’Esprit.
Autre rapprochement.
J’ai rappelé que l’héroïne de MM. Leterrier et Vanloo avait attaché son nom à une réforme importante dans l’habillement des danseuses en inaugurant le petit caleçon, plus connu sous le sobriquet professionnel de tutu.
Eh ! bien, Justine Favart, l’héroïne de MM. Chivot et Duru, a également attaché son nom à une réforme analogue. C’est elle qui osa la première jouer des rôles de paysanne avec de simples jupons sans porter de paniers.
Offenbach et Cantin, qui ont déjà été en rapports pour La Foire Saint-Laurent, avaient eu ensemble un de ces différends si fréquents entre auteurs et directeurs, au sujet des frais nécessités par une œuvre nouvelle.
Entre autres conditions, le maëstro demandait, pour la Foire Saint-Laurent, l’engagement de Mme Peschard. Mais cette artiste exigeant un cachet assez élevé, l’affaire ne se fit pas.
Offenbach, s’il ne rappelle en aucune façon l’éléphant par son embonpoint, offre du moins avec ce pachyderme un point de contact : il n’oublie pas !
Il est vrai que sa rancune ne se manifeste guère que par des plaisanteries spirituelles mais inoffensives.
Lorsqu’il fut question de répartir les rôles de Madame Favart, M. Cantin écrivit au compositeur une lettre des plus gracieuses pour l’inviter à indiquer lui-même la distribution la plus convenable.
Voici comment Offenbach – qui n’oublie pas – formula ses désirs dans la réponse qu’il adressa immédiatement au directeur des Folies :
Distribution des rôles de Madame Favart :
Favart | MM. | Faure |
Boispréau | Capoul | |
Cottignac | Gailhard | |
De Pont-Sablé | Ismaël | |
Larose | Speck | |
Mme Favart | Mmes | Nilsson |
Suzanne | Marie Heilbron | |
Brin-d’Amour | Engally |
Cette distribution n’aura sans doute pas paru suffisante à M. Cantin, puisqu’il n’en a gardé que M. Speck.
Telle qu’elle est cependant, cette distribution offre pas mal d’attraits.
L’héroïne de la pièce et de la soirée, c’est la petite Girard.
On peut toujours dire la petite Girard bien que la gentille artiste joue aujourd’hui les madame.
Cependant, d’après ce que j’ai vu ce soir dans les coulisses, un grand changement est en train de s’opérer dans sa petite personne.
Quand elle créa la Foire Saint-Laurent et les Cloches, Mlle Girard, insouciante comme une véritable enfant, ignorant le danger, n’éprouvait aucune espèce d’apréhension. Elle entrait en scène crânement, l’esprit libre de toute préoccupation. Mais aujourd’hui, tout en connaissant les excellentes dispositions du public à son égard, elle était inquiète, hésitante, énervée. Pour la première, fois de sa vie, la rampe lui a fait peur. Disons, pour la rassurer, qu’elle tremblera certainement plus fort à sa création prochaine.
La santé de Mlle Girard a causé, depuis huit jours, bien des inquiétudes à Cantin, à Offenbach, à Chivot et Duru, voir même au caissier des Folies-Dramatiques. La jeune fille était atteinte d’un peu d’aphonie, beaucoup plus qu’il n’en fallait pour retarder indéfiniment une première attendue avec impatience.
J’ai retrouvé précisément une lettre assez curieuse adressée par l’auteur Favart à Mlle du Ronceray, se [1] fiancée, quelque temps avant leur union.
Cette lettre débute ainsi :
« Ayez soin de votre santé, ma chère Justine, songez qu’elle intéresse tout le public ; ménagez-vous, si vous avez quelques égards pour moi... »
Ne dirait-on pas que c’est Offenbach donnant des conseils à sa principale interprète ?
En cherchant dans Bachautnont des anecdotes sur la vraie Mme Favart, j’ai vu que l’auteur des Mémoires secrets ne faisait que fort peu de cas de son talent.
« En général, dit-il, elle est médiocre, elle a la voix maigre, manque de noblesse et substitue la finesse à la naiveté, les grimaces à l’enjouement, enfin l’art à la nature, »
La distance estompe les défauts et donne du relief aux qualités.
Dans cent ans d’ici, l’Offenbach de l’avenir – s’il y a encore des Offenbach dans cent ans – fera peut-être une opérette intitulée : Madame Kuschnick.
Un bruissement sympathique, une sorte de manifestation discrète et flatteuse, voilà l’effet produit par l’apparition de Mlle Gélabert sur les habitués des petites places. C’était le retour de la chanteuse prodigue.
Il y a bien longtemps qu’elle avait disparu, la mignonne Gélabert, laissant là et son rôle de Germaine et son public des Folies qui l’adorait. Depuis, bien des Germaine se sont succédé dans les Cloches sans la faire oublier. Les spectateurs des petites places la regrettaient.
– Ce n’est pas « notre Gélabert », disaient-ils, en voyant celles qui la remplaçaient.
Ceux qui ne l’avaient pas vue dans ce rôle jalousaient les autres, comme les porteurs de billets 12e série de la Loterie nationale envient le sort des heureux possesseurs de la 1re série.
Le débutant Lepers est une de nos anciennes connaissances de feu le théâtre Vizentini. Nous l’avons vu faire au Lyrique un certain nombrede créations éphémères, cherchant une occasion qui se dérobait à son zèle. Le plus beau soir de sa vie fut assurément celui où le hasard des indispositions subites lui fit doubler Bouhy dans Paul et Virginie. Après avoir roucoulé : « L’oiseau s’envole », un baryton peut prétendre à tout, et M. Lepers a fini par aborder le genre à la mode en entrant aux Folies, pour chanter l’opérette.
La pièce se termine par une nouvelle bien inattendue, Mme Favart remet à son mari un pli cacheté en lui disant :
– Le roi t’accorde le privilège de l’Opéra-Comique !
L’acteur Lepers m’a paru recevoir cette nomination avec une certaine froideur.
Evidemment il s’est dit :
– Pendant qu’il y était, il aurait pu me donner l’Opéra !
Un Monsieur de l’orchestre.