Geneviève de Brabant a fait commettre en deux lignes, deux hérésies épouvantables à mon rédacteur en chef.
Il écrivait hier, à la sortie des Menus-Plaisir :
Le genre bouffe – constatons-le sans trop de regrets – commence à s’user.
Je me voile la face, et je proteste. Non ! certainement non ! le genre bouffe ne s’use pas !
Et si, par impossible, pareille lassitude se produisait dans l’esprit des spectateurs, il faudrait le regretter, le déplorer.
Il est si bon de rire !
Ne rendons pas tout un genre, toute une forme de l’art, responsables des quelques platitudes qui se sont produites depuis peu de temps, à l’abri de son nom !
Une musique joyeuse, aux allures franches, à l’inspiration vivace, aura toujours la faveur publique.
Geneviève de Brabant est la preuve de ce que j’avance, et le succès de ses deux premières représentations affirme avec moi d’une façon péremptoire que le genre bouffe est toujours vivant et bien vivant.
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Geneviève est une folie en trois actes, neuf tableaux, deux gendarmes et trois tyroliens.
M. Crémieux a trop longuement développé sa pièce qui gagnerait à être resserrée en élaguant ; ce qui fait traîner la représentation, il restera les éléments de trois actes d’une dimension respectable.
J’aime peu certaines plaisanteries employées dans Geneviève. Il n’y a plus le moindre élément comique dans l’envoi d’une dépêche télégraphique à Sifroy ; on a tellement abusé de l’anachronisme qu’il vous laisse indifférent.
Heureusement il y a dans le livret des mots du meilleur comique et qui appartiennent à tous les temps.
Le petit page Drogan, par exemple, tente nuitamment de prendre auprès de Geneviève la place mal occupée par un prince qui n’a pas encore assurée l’hérédité de la couronne.
Zulma-Bouffar s’écrie avec une crânerie toute mutine qui convient parfaitement à son costume : Allons sauver le Brabant ! et elle pénètre chez la princesse !
La pensée est drôle.
Il y a de nombreuses saillies de ce genre.
La création des deux gendarmes est parfaitement réussie ; après le succès de Géromé de l’Œil crevé, c’est double mérite. Il faut dire que Grabuge et Pitou sont représentés de la façon la plus amusante par deux acteurs inconnus à Paris, MM. Ginet et Gabel.
Une première campagne aussi brillante vaut mieux que longs et ternes états de service.
Le troisième acte sert de prétexte à l’exhibition des Tyroliens, à un ballet et au défilé d’une quantité de petites personnes attifées avec un luxe et un goût ! C’est Charles Martel qui donne une fête à Asnières en l’honneur de son féal Sifroy !
Zulma Bouffar est la Schneider des Menus-Plaisirs ; on sait comme elle chante finement, mais dans le rôle de Drogan elle fait plus encore ; elle joue avec un chien et une verve dignes de la grande-duchesse de Gérolstein. Je la nomme en parlant de la pièce parce qu’en beaucoup de scènes elle est la pièce elle-même et elle seule. Je la considère comme une vraie collaboratrice de MM. Crémieux et Tréfeu.
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Offenbach a refait presque entièrement la partition qui n’avait pas été bien accueillie dans son ensemble aux anciens Bouffes.
Les plus jolis passages, ceux qui sont le plus applaudis, sont presque tous nouveaux, sauf le grand finale bien connu du départ de Sifroy.
Les deux premiers morceaux sont dits par Zulma bouffar avec beaucoup de charme.
Ohé ! du balcon !
est une gentille sérénade, bien gracieuse et mélodique.
Je me sens hardi comme un page
sont des couplets très enlevés, mais dont l’originalité ne me paraît pas suffisante.
Il en est de même de la chanson : C’est bon, le Thé, dite par Sifrou, atteint d’une indigestion ; la forme est trop connue.
Le finale, tout le monde le sait par cœur, il n’a rien perdu de son entrain, et toute la salle le fredonne pendant l’entr’acte.
Les couplets des deux gendarmes sont nouveaux et tirés du bon coin. Leur bêtise ne peut se raconter ni s’indiquer même.
Le métier d’homme d’armes
Est un sort exigeant !
C’est tout simplement à mourir de rire.
La grande scène qui suit, où les deux gendarmes doivent tuer Geneviève, est aussi d’un excellent comique.
Une chose faible, par exemple, ce sont l’air à boire et la ronde qui commencent le troisième acte. On pouvait attendre mieux d’Offenbach. C’est à ce moment que les charmantes petites Allemandes font leur apparition. Elles chantent des tyroliennes écrites à leur intention et bien réussies. C’est un grand succès pour elles.
Sauf une jolie polka-mazurka, le ballet est insignifiant.
C’est pendant ce temps qu’une centaine de canotières, de sapeuses, de nayades illuminent cette petite scène de l’éclat de leurs magnifiques costumes.
Dans le quatrième acte, sous le costume d’un homme d’armes, Zulma Bouffar a d’élégants couplets, mais je ne veux pas m’y arrêter pour arriver tout de suite au bijou de la partition :
Partons en chasse
est un quatuor pour voix de femmes qui mérite d’être bissé tous les soirs. C’est doux, d’une mélodie fraîche ; les modulations ont une finesse inouïe ; c’est ciselé avec amour. À mon point de vue, c’est une des plus jolies choses qu’Offenbach ait jamais faites. Weber n’a jamais rien fait de mieux.
Je préfère rester sur ce délicieux souvenir et ne plus écouter ce qui se chante ensuite.
On sait ce que c’est que la musique d’Offenbach : un véritable kaleïdoscope ; il fait, avec une douzaine de mélodies, un nombre infini d’opéra.
Ce sont toujours les mêmes inspirations, mais l’instrument a été légèrement tourné, et elles se présentent avec un aspect tout différent.
C’est une musique qu’on tutoie – ainsi qu’on en use avec ses anciens amis. Mais ce tutoiement est affectueux ; il exclut toute gêne et toute prétention.
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L’interprétation est fort satisfaisante. Gourdon, le portrait vivant de Thiron, avec la même voix et les mêmes gestes ; Daniel Bac, un Golo réussi ; Leriche dans le bourgmestre Vanderprouf [1], me reviennent à la mémoire.
Parmi les femmes, il faut citer tout spécialement madame Varney dans le rôle d’une confidente de Geneviève ; on entend en elle une véritable artiste, qui serait tout à fait charmante si elle pouvait assouplir à certains instants une voix un peu dure.
Les deux gendarmes et Zulma Bouffar sont excellents en tous points. Ils sont la gaieté et la séduction de la soirée.
J’ai parlé des costumes ; ils défient toute comparaison.
Les décors sont dus à M. Fromont, tels que le palais de Charles Martel, la gare du Nord et la salle du Trône, sont peints avec une grande richesse de tons.
Il serait injuste de terminer ce compte rendu sans témoigner mon étonnement du très brillant résultat obtenu avec l’orchestre des Menus-Plaisirs.
C’est sans contredit l’un des plus remarquables des théâtres de Paris. Je m’abonnerais à ce que celui des Italiens fût dirigé avec une fermeté, une précision et un sentiment semblables.
Le chef de cet orchestre se nomme M. Marius Boullard.
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Voilà donc encore un succès pour M. Offenbach.
Cela créera quelques jalousies de plus, jalousies mal raisonnées.
La réussite de Geneviève de Brabant assure l’existence d’un nouveau théâtre lyrique de genre.
N’est-ce pas l’intérêt de tous les compositeurs de voir des théâtres s’ouvrir devant eux au lieu de se consacrer aux vaudevilles et aux revues ?
Eugène Tarbé.