Les apprêts d’une grosse machine
Arrêtez-vous un instant à regarder les affiches. Vous y verrez qu’on joue ce soir les Huguenots, le Philosophe sans le savoir, le Pré aux Clercs, la Vie Parisienne, la Dame aux Camélias, la Cagnotte, la Jolie Parfumeuse, la Chatte Blanche, le Fils du Diable, Giroflé-Girofla, les Cent Vierges et la Closerie des Genêts ! Une seule nouveauté : les Muscadins.
Cependant les soirées sont devenues fraîches et, petit à petit, le monde commence à rentrer en ville. A quoi donc pensent messieurs les directeurs ? Les malheureux ! Ils répètent ! Il suffit, en ce moment, d’aller le jour dans un théâtre quelconque pour se rendre compte des prodiges d’activité qu’on accomplit partout. Mais ce n’est pas une petite affaire que de lancer une pièce d’hiver, et Sa Majesté le Public ne se doute guère du mal qu’on se donne pour essayer de le contenter.
Je vais initier mes lecteurs aux travaux, grands et petits, qui précèdent la représentation d’une pièce nouvelle et je les prie de croire que je serai encore bien au-dessous de la vérité. Je choisis comme exemple ce qu’en argot de coulisses on appelle « une grande machine » – le Voyage dans la Lune qu’on prépare à la Gaîté.
Nous voici au lendemain de la lecture aux artistes. On s’est réuni, au foyer, pour collationner. La collation dure plusieurs jours. Le premier jour, chaque artiste, muni de son rôle, ne s’occupe que de savoir si ce rôle est bien conforme au texte du manuscrit. Tout le monde est assis autour d’une grande table recouverte d’un tapis vert. On dirait un conseil d’administration auquel les femmes seraient admises. Le second jour, même formalité. Seulement, il ne s’agit plus de corriger on cherche à donner à chaque personnage le ton qui lui convient.
Une fois ces premiers pas faits, commence la mise en scène du texte. Chacun fait abandon de son initiative personnelle entre les mains du régisseur.
Celui-ci a longuement médité son travail. Il en est qui exécutent sur leur manuscrit toutes sortes de dessins et de signes mystérieux indiquant les passades. C’est un véritable plan de campagne. Sardou ajoute souvent des indications manuscrites à celles du régisseur, et le manuscrit des Merveilleuses notamment, que j’ai eu sous les yeux, est constellé de lignes droites et de lignes courbes, de carrés et de triangles du plus bizarre effet.
Pendant plusieurs jours on tâtonne. On appelle cela débrouiller. On ne se figure pas combien ce premier travail a d’importance. Telle scène paraît fort longue parce qu’on la joue assis et, jouée debout, elle file admirablement. Un mot dit au second plan alors qu’il devrait être lancé de l’avant-scène peut changer l’allure de tout un tableau. Une passade faite sans à-propos peut tuer un effet dont on était sûr.
Quand on a fini de débrouiller, on passe aux répétitions de mémoire, c’est-à-dire que les acteurs cessent d’avoir leurs rôles à la main. Les uns apprennent très vite, d’autres ne savent vraiment que la veille de la première, d’autres encore n’apprennent jamais et savent tout de même. Les uns creusent leur personnage pendant toute la durée des répétitions et l’améliorent sans cesse, les autres ne montrent ce qu’ils ont voulu faire que devant la rampe, le soir de la répétition générale.
Avant ou après chaque répétition ont lieu les études musicales. Une fois la musique à peu près sue, on passe aux ensembles. Artistes et chœurs sont assis sur la scène comme s’ils allaient chanter un oratorio. On recommence vingt fois les mêmes morceaux et cela pendant plusieurs jours de suite. Quand on est arrivé à un ensemble satisfaisant, le régisseur reprend sa besogne qui consiste à mettre les chœurs en scène. Ce n’est pas ce qu’il y a de plus facile. A l’Opéra, il y a une tradition la moitié du chœur se place à gauche, l’autre moitié à droite, après quoi on ne bouge plus. Mais si l’on a la prétention de vouloir animer les masses c’est toute une affaire. Sardou, que tous ces détails préoccupent beaucoup, a l’habitude de vouloir non-seulement faire jouer les choeurs, mais aussi les figurants. Comme ceux-ci changent presque tous les jours, il se donne du mal bien inutilement.
Pendant qu’on travaille ainsi sur la scène depuis midi jusqu’à quatre ou cinq heures, le foyer public est occupé par le ballet. Le maître de ballet, son scénario fait, l’a envoyé au musicien qui a composé la musique demandée. Alors, il règle les pas, étudie les groupes, cherche des marches, des contre-marches, des triomphes inédits.
En même temps les décorateurs livrent leurs toiles au machiniste en chef. Le cintre se garnit, les magasins s’emplissent. Mais cela ne s’est pas fait en un jour. Il ne suffit pas à l’auteur de rêver tel décor et de le faire exécuter. Il faut calculer auparavant, avec le chef machiniste, à quelle heure de la soirée ce décor doit être exhibé, quel est le décor qui le précède et celui qui le suit, le nombre de plans dont il peut disposer, s’il doit être lumineux parce qu’il vient après un décor sombre ou sombre parce qu’il vient après un décor lumineux.
Ces différentes questions bien réglées, on se demande à quel décorateur il convient de s’adresser, et, comme la plupart des artistes en renom travaillent en ce moment pour l’Opéra, il en résulte une série de courses ennuyeuses et de démarches interminables. Les décorateurs trouvés et tout le monde bien d’accord, il faut examiner les dessins, puis les maquettes, et l’on doit s’estimer bien heureux si – au moment des répétitions générales – le machiniste ne vient pas vous dire :
– Nous n’avons pas le temps de faire notre changement à vue, il me faut du dialogue !
– Mais nous n’avons plus rien à dire !
– Bah ! Vous mettrez n’importe quoi !
Je n’ai pas fini et il me faut abréger. A côté du décorateur, il y a le costumier. Les dessins des costumes sont confiés à deux ateliers – côté des hommes et côté des dames – où l’on coupe, rogne, taille, coud sans relâche, matin et soir souvent la nuit. On est obligé d’essayer à tout le monde. Les choristes se laissent faire avec assez de résignation, mais les artistes ne sont jamais contents. Telle couleur ne leur va pas, il y a un ruban de trop, ils ne pourront jamais se coiffer comme cela. C’est une lutte continuelle et des négociations qui n’en finissent plus
Je ne parlerai ni des études d’orchestre, ni de la fabrication des cartonnages et des accessoires, ni d’une foule de petits détails et d’ennuis trop longs à énumérer pour arriver aux dernières répétitions. C’est alors seulement que la figuration entre en scène. Il faut donner de nouvelles indications, recommencer à régler les entrées et les sorties, crier, s’énerver, passer des nuits, ce qui n’empêche pas que le soir de la première le public, convoqué pour sept heures et demie précises, s’impatiente et tape des pieds si l’on a le malheur de commencer à huit heures moins le quart.
Un monsieur de l’orchestre.