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La Soirée Théâtrale – Le Voyage dans la lune

Le Figaro – Mercredi 27 octobre 1875

Les billets pour la première de la Gaîté ont fait prime à la Bourse. Tout le monde aurait voulu être du voyage. Depuis quinze jours, les demandes s’annonçaient dans le cabinet de M. Vinzentini et chez M. Gaudemar, le secrétaire du théâtre. Il en est venu deux mille de plus que la salle ne peut contenir de spectateurs.

Aussi voit-on des habits noirs jusqu’aux secondes galeries. Il y a six personnes dans les loges de quatre places et, pendant les entr’actes, c’est à peine si l’on peut circuler dans les couloirs.

Au dehors, devant la façade de la Gaîté, la foule s’arrête curieusement, admirant un magnifique relief de la lune qu’on a installé à la porte, et qui, éclairé par des réflecteurs puissants, est d’un grand effet. Malheureusement les arbres du square des Art-et-Métiers vous empêchent de regarder à la distance voulue ce cartonnage fort intéressant au point de vue astronomique. M. Vinzentini avait prié le préfet de la Seine de faire couper ces arbres gênants, mais le préfet a eu l’indélicatesse de refuser. Le relief de la lune n’est pas l’œuvre du premier venu ; c’est M. Chéret qui l’a confectionné. Il reproduit exactement les volcans, les montagnes, les plaines et les océans qu’on aperçoit dans la lune à l’aide du télescope. L’Observatoire même ne possède rien d’aussi complet.

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Le lever de rideau est annoncé pour sept heures et demie, mais on ne peut commencer qu’un peu avant huit heures, et encore y a-t-il des retardataires.

Pendant qu’on joue l’ouverture, passons la salle en revue.

Elle est superbe. Le côté des dames d’abord. Je cite au hasard, regrettant seulement de ne pouvoir les citer toutes. Voici Mmes Judic, Doche, Gabrielle, Gauthier, Dica Petit, Alice Regnault, Elvire Gilbert, Louise Magnier, Granier, Declauzas, Thérésa, Marie Leroux, Valresse, Alphonsine, Antonine, Gravier, Angèle, Eyram, Mme Grivot – complètement rétablie, Rose-Marie, Lia Félix, Pierski, Fromentin, Scriwaneck, Emma Fleury, Marie Grandet, Demay, Donvé, Gueymard, Abadie, Defresne, Chartier, Déborah, Thibault, Réjane, Silly, Dartaux, Faustine.

Puis M. et Mme Sardou, le docteur Déclat, le docteur Desmares, Mandl, Garnier, Alphand, Camille Doucet, Berne Bellecour, Vibert, Mario Uchard, la famille Castellar, la comtesse de Mondion et Mme Habay, Bischofsheim, le baron Taylor, Pierre Zaccone, Mathieu Meusnier, Ritt et Larochelle, Montigny, Choudens, Meilhac, le prince Troubetzkoï Cadol, Jacoby, Crémieux, Marioni, Fischel, le comte de Monroy, le baron de Kœnigswarter, le comte de Rouville, Guntzbourg, A. Meyer, Comondo, Diaz de Soria, le docteur Fauvel, le prince Galitzine, le comte de Gouy d’Arsy, le baron Adolphe de Rothschild, le baron Mayer de Vienne, le commandeur Nigra dans la loge de M. Détroyat, le comte Cahen d’Anvers, le comte Hubert Delamarre, Halévy, Carvalho, Harmant, le comte de Sanafé, Emilio Castellar, ancien président de la République espagnole.

Enfin dans la grande avant-scène de gauche, Offenbach se tient avec toute sa famille, caché derrière un paravent. Il assiste à sa première avec une tranquillité parfaite. Pendant les entr’actes, il descend sur la scène où il est fort entouré.

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On frappe les trois coups. Messieurs les voyageurs pour la lune, en route !

Mon collaborateur Bénédict rendra compte demain de la pièce et de la musique. Je veux en attendant, vous décrire les principaux décors, les costumes et les ballets de cette merveilleuse féerie.

AU PREMIER ACTE

La vue intérieure de la coupole de l’Observatoire de Paris. Copie très fidèle. Partout des télescopes braqués sur le ciel, d’énormes instruments astronomiques, des sphères, de grands registres. Le peintre de ce décor, M. Cornil, a eu des difficultés inouïes pour prendre son croquis à l’Observatoire même. M. Leverrier avait absolument refusé de le recevoir. L’illustre directeur avait-il le pressentiment des plaisanteries que les auteurs du Voyage dans la Lune ont prodiguées aux astronomes ?

Après l’Observatoire, vient un décor admirablement composé. C’est celui du haut-fourneau. Figurez-vous une immense forge approvisionnée par un haut-fourneau à colonnades intérieures, avec ses tuyères, ses grands marteaux frappant sur des enclumes gigantesques, ses brasiers ardents, ses soufflets, ses laminoirs, ses cisailles, tout cela marchant, tournant, vivant. C’est dans ce haut-fourneau qu’a été fondu le fameux canon et l’obus en acier dans lequel le roi Vlan (Christian), son fils Caprice (Mlle Zulma Bouffar) et son savant ingénieur mécanicien métallurgiste Microscope (Grivot) partent pour la lune.

L’acte finit sur la vue de ce canon-monstre, un canon de vingt lieues qui commence vers la scène et se perd dans le lointain, canon-géant posé sur des montagnes, traversant une énorme vallée, passant par-dessus les ponts, les rivières et les villages pour disparaître à l’horizon.

Les trois héros y entrent par une tabatière qui se trouve sur la culasse et qui communique avec l’obus à l’intérieur du canon ; les artilleurs se précipitent – artilleurs de toute taille : petits, moyens et grands – font jouer une batterie électrique et le rideau baisse sur une détonation formidable. L’obus file vers la lune emportant ses trois voyageurs. Nous ne donnons pas ce moyen de locomotion comme absolument pratique, mais nous sommes en pleine féérie. Et puis, M. Jules Verne n’y a-t-il pas songé avant les auteurs du Voyage dans la Lune ? Et avant M. Verne le grand Arago, et avant Arago bien d’autres. Un journal américain a vécu pendant un mois sur le canard d’un canon monstre qu’on allait construire pour envoyer un projectile à la lune, et un caricaturiste du seizième siècle, Ruyshanck, voulant blâmer le travers qu’ont les hommes d’aller toujours de plus en plus vite – on venait probablement d’inventer le coucou – représentait des voyageurs se faisant emporter dans un mortier pour se rendre au Bengale.

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AU SECOND ACTE

Le spectateur se trouve transporté dans la lune. La lune se montre à eux, très brillante d’abord ; puis – peu à peu – elle s’enveloppe de nuages, elle s’éteint, s’évapore et laisse apercevoir des monuments étranges, des maisons d’une architecture bizarre, toute une ville, extrêmement brillante, éclairée par un soleil un peu pâle qui donne à tous les objets des reflets verdâtres.

Dans le premier tableau du second acte, il faut signaler l’arrivée de l’obus contenant les trois voyageurs, un joli truc – la végétation instantanée – nous montrant un plan de tabac qu’on voit pousser, dont la feuille se développe, qui fleurit en quelques secondes ; puis enfin l’entrée de la monture de Tissier :

Le fameux dromadaire, emprunté au Jardin d’acclimatation, dont l’arrivée à la Gaîté a mis, il y a quelques jours, tout le quartier Saint-Martin en émoi :

Si le Tour du Monde a son éléphant, le Voyage dans la Lune a son dromadaire, et ce n’est pas un dromadaire ordinaire, mais un dromadaire blanc, un dromadaire de course qui rendrait je ne sais combien de kilos à Gladiateurs et à Boyard. Le dromadaire en question est ce qu’en zoologie on appelle un méhari. Il répond au doux nom de Mostaganem.

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Le palais de verre et les galeries de nacre sont de petits décors d’une grande originalité peints par M. Fromont.

Dans le Palais de verre, un géant a eu un succès de fou rire.

Le ballet qui termine l’acte – le ballet des Chimères – est fort brillant. J’y reviendrai plus

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TROISIÈME ACTE

Le décor le plus important du troisième acte, c’est le paysage lunaire dans lequel se danse le ballet des flocons de neige. Il est peint par Fromont et reproduit en grand l’un des paysages de la lune qu’on a obtenu en agrandissant des photographies astronomiques. C’est un amoncellement de cratères glacés, de précipices béants, de montagnes échancrées, se détachant sur un ciel noir et bas. On l’a beaucoup applaudi.

Enfin au

QUATRIÈME ACTE

Se trouve le fameux volcan, un immense décor en sept transformations ou plutôt sept tableaux, un chef-d’œuvre de Chéret.

Les héros de la pièce sont condamnés par le tribunal lunaire à cinq ans de volcan forcé. C’est le châtiment de l’endroit. D’abord on nous montre l’embarcadère d’où, à l’aide d’un mécanisme ingénieux, on descend dans le volcan. Puis on voit s’opérer la descente dans le cratère. Nos personnages se trouvent dans un énorme panier qui les pose doucement à terre à l’intérieur du volcan éteint. Là, ils vont à la recherche d’une issue et pénètrent au cœur du volcan. C’est une énorme chambre où la lave s’est pétrifiée et est devenue stalactite. Au fond, une espèce d’antre où des lueurs tremblotantes dénotent la présence du feu souterrain.

Tout à coup, des grondements sourds se font entendre. La terre tremble, la lave monte, le volcan se rallume, les personnages fuient éperdus. L’un deux grimpe sur un gigantesque bloc de rocher. Le torrent de feu, en montant, soulève le bloc et le jette au dehors avec l’homme qui se trouve dessous [1].

Le feu envahit tout et au feu succède une pluie de cendres qui, pendant quelques instants, nous cache la scène.

Quand cette pluie s’est dissipée, nous nous retrouvons sur le sommet du volcan. Un paysage désolé, couvert de cendres et de scories.

Mais voilà la terre qui se lève, la terre qui éclaire la lune absolument comme la lune nous éclaire. La boule terrestre grandit et devient radieuse ; elle envahit la scène, laissant voir des tâches qui rappellent l’Europe, l’Afrique, l’Amérique. C’est sur ce clair de terre que la pièce se termine.

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LES COSTUMES

Sont de Grévin – c’est tout dire. Ce que le charmant dessinateur a dépensé d’esprit, de fantaisie et d’originalité est incroyable. Personne n’a comme lui le don de marier les nuances et de composer un ensemble où tout s’harmonise pour flatter la vue. Quand Grévin entreprend les dessins d’une pièce, il ne s’occupe pas au fur et à mesure des besoins du théâtre – de tel ou tel costume ; il prend son temps, se pénètre bien de l’ouvrage qu’il est chargé d’illustrer, le voit en imagination tel qu’il sera sur la scène, bref il ne fait pas seulement des costumes, il fait un tableau.

La place me manque pour détailler les six cent soixante-seize costumes que contient la pièce.

Il faut surtout parler des deux ballets et surtout de celui des flocons de neige.

Le décor change sur le paysage lunaire dont j’ai parlé plus haut. Au fond du théâtre vide, on aperçoit des masses de neige entassées. Alors arrivent quatre petites femmes ; des oiseaux frileux, de vrais oiseaux des îles qui, comme l’hirondelle, fuient devant le froid. Ils sont gentils à croquer, ces petits oiseaux, dans leurs costumes en velours rose et bleu, les mains serrées dans leurs manchons fourrés qu’ils ne quittent jamais. A chacune de leurs apparitions, il y a eu dans la salle un murmure bien flatteur pour le dessinateur.

Après les oiseaux, entrent de petits gamins : les galopins de la lune. Ils apportent de gros blocs de neige et construisent, en un clin d’œil, un énorme bonhomme autour duquel ils dansent en rond. Mais un rayon de soleil a percé les nuages, la neige se met à fondre et découvre peu à peu le corps de ballet. Le costume des danseuses est de la plus originale simplicité : complètement blanc et garni partout de cygne formant flocons de neige. A chaque mouvement les flocons s’agitent. Puis le bonhomme de neige lui-même se démolit et démasque la première danseuse, Mlle Fontabello. La danse reprend, se précipite, et alors, sur le tourbillon final, se déchaîne une véritable tempête de neige, une trombe, un ouragan qui arrive à donner le vertige.

Ce ballet fait le plus grand honneur à M. Justament.

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Les costumes des petites Sélénites doivent également être mentionnés. C’est un fouillis de soie, d’or et d’étoffes aux dessins étranges, imprimés spécialement pour la pièce. Ces sélénites, si gentiment conduites par Mme Blanche Méry, et si vertement morigénées par Mme Cuinet sont toutes bien jolies. Elles s’appellent Darène, Davenay, Bied, Dheaucourt, Albouy, Blount, etc. Mlle Blount ressemble beaucoup à Blanche d’Antigny.

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Et maintenant que nous avons décrit décors et costumes, ajoutons quelques autres détails.

La lune ne pouvait se passer d’étoiles. L’étoile, c’est Mlle Zulma Bouffar.

Je ne parlerai pas longuement de ses costumes qui sont charmants. Je vous recommande pourtant celui qu’elle porte à son entrée en scène : un costume d’officier tout blanc doublé de crêpe de Chine cerise ; un délicieux costume de Charlatan arrangé selon les modes de la lune.

C’est ce troisième acte surtout qui a fait le bonheur de Mlle Bouffar. Songez donc ! Être sur une voiture, faire un boniment, avoir Christian comme pitre, haranguer la foule, battre la grosse caisse, jouer du chapeau chinois et des cymbales, souffler dans la trompette, tout cela en même temps, quel plaisir pour une artiste qui est l’entrain en personne !

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Dans le personnage de Fantasia, une très gentille débutante, Mlle Marcus, paraît pour la première fois sur un théâtre parisien. Elle est encore ignorée du public, mais elle est très connue dans le monde des artistes. Après avoir obtenu un prix de chant au Conservatoire, elle chanta beaucoup dans les concerts et joua, pendant deux saisons consécutives à Contrexéville où elle se fit remarquer. Plusieurs directeurs lui proposèrent de l’engager, l’engagèrent même, mais chaque fois il survenait un événement imprévu, tout était remis en question, et Mlle Marcus voyait encore fuir devant elle l’heure de son début. Enfin cette heure a sonné, et à dater de ce soir Mlle Marcus a sa place parmi les artistes parisiens.

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Grivot joue le rôle de Microscope, un ingénieur-mécanicien qui fait construire le canon gigantesque au moyen duquel s’effectue le départ pour la lune.

Au théâtre, on l’a surnommé Microskrupp.

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C’est la première fois que Laurent avait à chanter de la musique d’Offenbach écrite pour lui.

Aussi était-il joliment ému.

Aux répétitions, il lui arrivait d’aller trouver le chef d’orchestre, M. Thibault, et de lui dire très sérieusement :
– c’est peut-être un peu bas pour moi !

Le vrai chanteur mâle de la pièce est M. Habay, qu’on a déjà eu l’occasion d’apprécier dans Geneviève de Brabant et surtout dans Madame l’Archiduc où il jouait l’amoureux de Judic d’une façon charmante.

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Détail amusant.

On sait que le chef-machiniste de la Gaîté est M. Godin, dont la réputation n’est plus à faire.

Or, l’un des cirques de la lune, près des rainures d’Hyginus et Triesnecker, a été précisément baptisée par les astronomes :

Cirque Godin !

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On ne se doute pas des remaniements que, par suite des exigences des décorateurs et des machinistes, une pièce à grand spectacle comme celle de ce soir doit subir, avant d’arriver à la première représentation. Les auteurs du Voyage dans la lune n’ont pas échappé à la loi générale et depuis deux semaines environ, il ne s’est guère passé de jour sans qu’ils arrivassent à la répétition chargés de raccords, de petits bouts de papier, de « béquets » comme on dit en argot de coulisses.

Celui qui redoute le plus ces changements de la dernière heure, c’est Christian. A chaque « béquets » il se passe la main sur le front avec égarement. Il cherche à se rappeler, à comprendre, à retenir son rôle qui lui échappe. L’autre jour dans un accès de désespoir il s’est écrié :
– Je deviens fou ! Je ne sais même plus mon adresse !...

Un monsieur de l’orchestre.

[1SIC.

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