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De Paris à Versailles – (Lettres Anecdotiques)

Le Figaro – Samedi 3 mars 1877

Croquefer

M. Thiers est arrivé de bonne heure à Versailles, pour assister à la séance de la commission relative à la réduction du service militaire.

Au moment où le petit grand homme entre dans la salle des Pas-Perdus, il rencontre le général Berthauf. On se serre la main.

– Monsieur Thiers, dit le général Berthaut, je vous remercie de la part du Maréchal de l’ardeur que vous avez, mise à faire repousser la proposition Laisant. Le Maréchal est décidé à faire du rejet de cette proposition une question de gouvernement.

M. Thiers s’incline et se fait introduire dans le sein de la Commission. Celle-ci le reçoit en grande cérémonie et le proclame président à l’unanimité.

A ce moment, on vient annoncer à la réunion que la loi sur le séjour des commissions à Paris vient d’être votée.

– Puisqu’il en est ainsi, dit M. Ferry, je propose à mes collègues de nous réunir à Paris, chez M. Thiers lui-même, dans son hôtel.

M. Thiers remercie. Il est flatté, mais il n’est pas tout à fait enchanté. Onze députés, cela fait bien du monde et bien des verres d’eau sucrée.

Nous pourrions arrêter notre lettre sur ce dernier mot, s’il ne nous restait à parler d’un personnage, qui est en train de se faire une grande réputation à Versailles.

Nous voulons parler de M. Arbel, l’un de nos sénateurs les plus obscurs et les plus médiocres, qui vient de se rendre célèbre par une récente polémique avec le compositeur Offenbach.

Le maestro, qui a fait la fortune de tant de monde, aura contribué à faire celle d’un modeste parlementaire. Déjà M. Arbel prend sa place auprès des Dupuis, des Léonce, des Daubray et de tous les interprètes qui ont eu leur part des succès d’Offenbach.

On se demande quel est cet Arbel ? C’est un mécanicien, un homme qui fabrique du fer et qui s’est illustré dans l’arc de confectionner les tourne-broches. Il lui est même arrivé, dit la légende, d’en avaler un, qu’il n’a jamais pu rendre. C’est à cette mésaventure qu’il doit l’allure raide et compassée qu’on remarque en lui.

Mais, me direz-vous, pourquoi en veut-il à Offenbach ? Vous ne devinez pas ? Précisément à cause du tourne-broche. Etant en Amérique, M. Arbel alla au théâtre. Ce jour-là, par une inconcevable fatalité, on jouait un opéra-bouffe de Jacques Offenbach : Croquefer. On se rappelle que dans la première scène le héros de la pièce avale son épée et devient tout aussitôt grincheux et de mauvaise humeur.

Ce jeu de scène parut à M. Arbel une allusion blessante. L’ombrageux sénateur crut qu’Offenbach avait voulu le viser spécialement et il chercha une occasion de lui en témoigner son mécontentement. On devine le reste.

A l’heure qu’il est, la vengeance de M. Arbel tourne contre lui. A Versailles, on ne l’appelle plus que Croquefer.

Si j’ai raconté ce déplorable fait-divers, c’est pour épargner à M. Arbel les colères de M. Offenbach. Quand l’illustre musicien apprendra à quelle triste infirmité est voué son ennemi, il cessera de le persécuter, et généreux comme Alexandre, îl s’arrêtera à la première bataille d’Arbelles.

Ce calembourg me servira de transition (comment ? je l’ignore) pour parler de la question que M. Raspail a adressée au garde des sceaux, relativement à une petite fille que l’on aurait fait rôtir sur un poêle (voir l’article du bon Millaud).

En attendant que l’enquête fasse la lumière sur cette triste affaire, qui s’est passée dans la commune de Saint-Léger, le maire de cette localité a écrit une lettre qui dément du tout au tout l’accusation du Journal de l’Yonne. Ce fonctionnaire prétend qu’elle est le résultat d’une calomnie, que l’institutrice inculpée de cruauté habite Saint-Léger depuis vingt-ans et qu’elle y jouit d’une excellente réputation.

Baron Grimm.

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