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Mort de Jacques Offenbach

Le Figaro – Mercredi 6 octobre 1880

Depuis dix ans, la lutte suprême durait entre cet artiste et la Mort. Depuis cinq ans, elle était devenue terrible : tout au plus, de temps en temps, la sinistre faucheuse lui laissait un moment de répit. C’était un miracle de toujours voir Offenbach se dégager de l’étreinte, plus meurtri que la veille, mais rassemblant toute son énergie, pour reprendre le combat. L’été dernier, cette rencontre chaque jour renouvelée, était entrée dans sa phase décisive ; un médecin de Saint-Germain avait ausculté Offenbach pendant sa dernière villégiature ; dans ce corps, ravagé par le mal, « il n’y avait plus rien », nous disait-il. Mais, nous ses amis, nous savions qu’il y avait encore quelque chose que le docteur ne voyait point. Appelez cette chose l’âme, la flamme ou l’ambition de l’artiste, comme vous voudrez ; mais, toujours est-il que cette force invisible soutenait ce corps abandonné par la force physique, à ce point qu’il fallait le plus souvent porter le pauvre malade de son appartement jusqu’au restaurant, quand nous réunissions quelques amis communs à table. Les beautés du paysage qui nous environnait, étaient fermées ou à peu près pour Offenbach ; toujours condamné à garder la chambre, il ne voyait plus des magnificences de l’été que les buissons devant ses fenêtres du rez-de-chaussée, qui lui barraient la vue sur la terrasse et la forêt. Au cœur du mois de juillet, vêtu d’une robe de chambre garnie de fourrures, le malheureux était forcé de fermer la fenêtre, car le moindre courant d’air lui était fatal. De plus, une nouvelle maladie était venue se greffer sur les autres. Quand vers quatre heures, après le travail quotidien, Meilhac, Halévy, Ph. Gille e moi nous descendions chez Jacques pour faire son whist, dans cette température de serre chaude, nous le trouvions souvent étendu presque sans mouvement et nous nous demandions avec inquiétude : – Sera-ce pour aujourd’hui ?

Si habitué que fût Offenbach à toutes les souffrances, le dernier été le découragea. Quand, vers le soir, une chaise de poste vint nous prendre, Meilhac et moi, et que le musicien dut décliner notre invitation, répétée chaque jour pour la forme, de nous accompagner dans nos courses à travers les bois, il ne pouvait maîtriser son émotion ni cacher sa tristesse ; sa pensée était, plus souvent que par le passé, dans l’infini ; elle se manifestait par ces mots, toujours les mêmes, qui revenaient dans sa conversation comme un lugubre refrain :
– Quel bel article me fera Wolff quand je serai mort !
Et puis le lendemain, quand la veille en rentrant, nous nous étions demandé si nous trouverions encore Offenbach en vie, ding ! ding ! le piano retentissait au rez-de-chaussée ; le maëstro était ressuscité ; à la première heure il s’était installé devant son travail ; il m’envoyait de ses nouvelles, tantôt par les airs spirituels en enjoués de sa dernière opérette, Belle Lurette, tantôt par les graves et belles mélodies des Contes d’Hoffmann, entrecoupés de quart-d’heure en quart-d’heure par des accès effroyables d’une toux sans pitié. C’était la symphonie de la Mort qui se mêlait aux inspirations du musicien. Alors Henri Meilhac, qui sous son enveloppe de sceptique est bien le meilleur cœur que je sache, ouvrait la porte de communication de nos deux appartements et me disait :
– L’entendez-vous ? Ding ! ding ! Le musicien d’en bas est à la besogne ! Quel artiste !
Quel artiste ! Ces deux mots disaient l’admiration profonde que nous avions pour cette volonté de fer, ce travailleur infatigable, ce lutteur étonnant dont la belle intelligence soutenue par l’ambition défiait la mort. Il faut avoir vu de près cette lutte suprême pour comprendre le respect qu’elle nous inspirait. Ding ! ding ! ding ! Attendris, nous nous regardions : Ding ! ding ! ding ! « Quand il sera mort, on lui rendra justice ! » fit Meilhac. Ding ! ding ! ding ! Comme une protestation contre nos appréhensions, le maëstro nous envoyait les rhythmes [1] d’une ronde joyeuse ! « Etonnant, » concluait Meilhac, « faisons comme lui ! Travaillons ! »

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Au milieu des souffrances multiples les derniers mois, de cet affaiblissement toujours grandissant, notre pauvre ami eut des moments de bonheur ineffable. L’excellente femme qui maintenant est veuve, était à Etretat avec une partie de la famille, mais sa fille, Mme Tournal, cette créature d’élite faite de bonté et de tendresse, vint tenir compagnie à son père, qu’elle entourait de la plus touchante affection filiale qu’on puisse rêver. Le dimanche, c’était le tour du fils qui, échappé ce jour-là du collège, venait s’enfermer dans la chambre aux fenêtres closes et déchiffrer les nouvelles compositions de la semaine. Ce jeune homme sait par cœur toutes les partitions du père et notamment celle des Contes d’Hoffmann, qui contient cinq ou six morceaux de premier ordre, je vous en réponds. Souvent, je descendais au rez-de-chaussée pour me faire rejouer mes morceaux de prédilection. Au commencement, Offenbach protestait toujours avec la coquetterie d’un artiste qui sait bien qu’il va se rendre. Il fallait le menacer en riant « d’un bon éreintement dans le Figaro » pour qu’il cédât ; puis une fois parti, et après chaque morceau, il concluait en réponse à mes applaudissements : « Oui, c’est vraiment bon ! ». Quand on le poussait un peu, il ajoutait : « C’est admirable ! » Et il avait raison.

C’est que dans cette partition des Contes d’Hoffmann, le maëstro avait mis toute son âme, elle devait être dans sa pensée le couronnement de sa vie, le dernier mot de son art comme elle est sa dernière œuvre. On ne peut dire définitivement ce que sera un ouvrage dramatique avant de l’avoir vu aux feux de la rampe. Mais ce fut, il y a deux ans, un étonnement général quand Offenbach fit exécuter chez lui des fragments de son opéra ; il caressait cette partition comme son enfant de prédilection ; il disait naïvement : « C’est admirable ! » mais au fond il n’en pensait pas un mot ; pas un jour ne se passait sans que le compositeur retournât, au milieu d’autres préoccupations, à cette œuvre chérie pour chercher à l’améliorer encore ; il sentait fort bien que ses derniers travaux n’avaient rien pu ajouter à l’éclat de son nom et qu’il lui fallait frapper un grand coup. C’est pour cela que, ravagé par toutes les maladies imaginables qui s’acharnaient sur ce pauvre corps si frêle qu’on eut pu le croire à la merci d’un souffle, ce beau lutteur, penché sur son œuvre, résista si longtemps à la mort et c’est pour cela qu’en le voyant à la besogne, chacun de nous, saisi à la fois de pitié et d’admiration se disait : Quel artiste !

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Quel artiste ! C’est la seule oraison funèbre qui convienne pour Offenbach ; elle dit tout dans sa brièveté. On a vu des musiciens plus magnifiques que celui-ci sans doute, mais nul n’a jamais mérité plus que lui ce titre glorieux que Jacques Offenbach. C’était un artiste dans la plus belle acceptation du mot, et tout ce que je pourrais ajouter n’en dira pas plus long. De cette vie d’artiste, si enviée du profane, il a connu toutes les joies mais aussi toutes les amertumes : les commencements humbles et laborieux, le combat pour le pain quotidien, le succès, la renommée, la popularité et les défaillances après les triomphes. Tant que la tête haute, ivre de ses lauriers – on aurait pu le devenir à moins – il s’était promené en vainqueur de théâtre en théâtre, portant ombrage à tout le monde, envié de chacun, on trouvait cela tout naturel. C’est à l’heure des désastres et non à l’heure du triomphe que l’artiste devait se montrer dans tout son éclat et répandre autour de lui le respect qu’on avait marchandé au vainqueur. Atteint dans sa prospérité perdue dans la direction de la Gaîté, chancelant sous les secousses de ses successeurs et de ses imitateurs, l’artiste se redressa et entreprit contre le Destin un combat à outrance. Au lendemain du désastre qui engloutit sa fortune, il était à l’œuvre où l’appelaient le devoir et l’ambition, ces deux admirables soutiens de l’homme autour de qui tout semble devoir s’écrouler à jamais.

Ce combat fut long, acharné, cruel, et il est à croire que le pauvre ami a dû en souffrir plus qu’il ne voulait le laisser paraître ; l’excessive tendresse que le musicien avait pour son propre talent, et qu’on lui a si souvent reprochée, le tint debout dans la tourmente. La nature a décidément bien arrangé toutes choses, puisqu’elle a donné à ceux qui vivent de la gloire d’artiste, la confiance en leur étoile ; l’homme qui ne s’attelle pas à la besogne avec la conviction de réussir mieux que les autres, perd le meilleur de son talent dans le doute de soi-même. Jamais Offenbach n’eût écrit cent partitions et même cent deux, en comptant les deux inédites, s’il avait perdu son temps à se discuter. Le Destin lui avait donné pour compagne une Muse aimable qui, au lieu de faire des scènes à l’artiste, lui passait les mains dans les cheveux et lui disait : « Tu es le plus beau et le plus grand ! » Offenbach le croyait, ni plus ni moins que tous ceux qui existent par l’intelligence et le succès. Seulement ce ce [2] que ses rivaux qui ne le valent pas, se répètent devant la glace où se reflète leur image et leur idole, Offenbach le disait à haute voix à qui voulait l’entendre ; chez lui la vanité était plus naïve que chez les autres, voilà tout !

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Jacques Offenbach, après avoir connu les misères de la jeunesse et les ivresses du succès de l’âge mûr, eût certainement sombré dans la crise où il perdit sa fortune et une partie de la situation acquise, sans cette confiance absolue en sa valeur. Et pourquoi en somme, ne l’aurait-il pas eue ? Aucun musicien n’a eu des succès plus nombreux et plus populaires que celui-ci ! Aux adulations du dehors se joignait, pour embellir la vie de l’artiste, l’affection du foyer. Une femme, vénérée de tous ceux qui ont eu l’honneur de l’approcher, dirigeait cette maison douce et honnête où le maestro en rentrant retrouvait avec le calme et le recueillement la sincérité de son talent que tant d’autres perdent dans les joyeusetés du Paris sceptique. Sur le grand fauteuil, dans lequel il se plongeait en revenant au logis, se penchaient des enfants tendres qui inventaient pour leur père les noms les plus caressants, ceux qui, à la fois, pouvaient flatter son amour-propre d’artiste et son orgueil de père ; jamais on ne vit d’homme plus gâté, plus entouré que celui-ci. Aux grandes soirées après les premières, tout Paris affluait dans sa demeure pour le féliciter ; après boire, on reprenait une à une toutes les mélodies que le public avait acclamées dans la soirée et qui dans le trajet du théâtre à la maison d’Offenbach étaient déjà devenues populaires, et le tout se terminait ordinairement par un cortège triomphal à travers l’appartement ; quelques jeunes gens hissaient Offenbach avec son fauteuil sur leurs épaules et tous les autres dansaient en rond autour du vainqueur de la soirée. L’ancien appartement de la rue Laffitte étant trop petit pour l’enthousiasme, souvent on promenait de la sorte Offenbach dans les escaliers. Quelle charmante maison et combien on y a dépensé de verve, d’humour, d’esprit et de gaieté !

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Cette adulation perpétuelle et légitime se reflétait dans les allures du maëstro au dehors. Aucune admiration ne lui semblait trop grande, aucun hommage rendu à son nom ne lui paraissait démesuré. Ainsi, il y a cinq ou six ans (il avait loué sa villa), Offenbach vient passer quelques jours à Etretat, à l’hôtel. « Faisons-lui une réception magnifique, » disait-on. Aussitôt cette idée émise, elle fut exécutée. A la hâte, on dépouilla la collection d’armes d’un ami et on équipa douze hallebardiers d’opéra comique, rangés en bataille devant l’hôtel ; mon jeune neveu, représentant la cavalerie, se tenait sur un âne, agitant le drapeau tricolore du Casino ; un artificier de bonne volonté fut posté sur le balcon de l’hôtel avec la mission de tirer un feu d’artifice à trois heures de l’après-midi en l’honneur d’Offenbach. Au moment où la voiture entre dans la rue, les fusées partent, les soleils se mettent à tourner ; un tambour bat au champ, les hallebardiers présentent les armes et je m’avance vers le maëstro pour lui présenter les clés de l’hôtel sur un plat de ruolz. Habitué à toutes excentricités de la popularité, Offenbach ne comprit pas la plaisanterie ; il eut la larme à l’œil et me dit d’une voix émue : « C’est trop ! c’est trop ! »

On peut croire que je n’évoque pas ces fantômes d’un temps heureux de gaîté de cœur pour donner à cet article un ton enjoué qui ne s’expliquerait pas en présence de la grande douleur de la famille et de la profonde tristesse qui m’envahit tandis que la plume court sur le papier ; je le fais pour expliquer la naïveté enfantine de ce grand artiste et de ce bien cher ami, dont on a si souvent dénaturé le caractère ; elle a soutenu le travailleur acharné à l’heure où le succès devint rebelle pour aller à d’autres dont je ne nie pas la talent, mais qui très certainement ne valaient pas l’inventeur d’un genre dont ils n’avaient ni l’émotion, ni la grâce, ni l’esprit. Si Offenbach a souffert cruellement de ses revers, suivis d’un abandon presque complet, ce ne fut pas assez toutefois pour se laisser abattre. L’artiste ne se tint pas pour vaincu ; ni les maladies, ni les tristesses ni l’injustice ne purent le terrasser ; dans cette crise terrible, il fut tout simplement admirable de ténacité, de confiance et de labeur. En le voyant ainsi à l’œuvre, toujours sur la brèche, courant d’une bataille perdue à une autre bataille, dans l’espoir d’y trouver la victoire, Paris eut un remords. Après s’être lassé d’entendre appeler Aristide « un Juste », il se dit qu’il avait été injuste ; il guettait une occasion de faire remonter Jacques sur le pavois, et, quand enfin le succès lui revint avec Madame Favart d’abord, avec la Fille du Tambour-Major, ensuite, ce fut comme un cri de soulagement qui sortit des poitrines oppressés, par la vue de ce beau spectacle d’un artiste déjà âgé, et qui, avec une énergie toute juvénile, soutenait ce long combat contre la malechance [3] !

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Il n’eût pas été logique, il n’eût pas été moral que ce grand enchanteur mourût à la peine sans voir un retour de la Fortune. Depuis plusieurs années, la Mort le tenait à la gorge, décidée à ne plus lâcher sa victime, mais elle s’est montrée relativement clémente en permettant à Offenbach de finir sa carrière en pleine possession de la situation reconquise, tandis que sa dernière opérette a dépassé la trois-centième représentation, pendant que l’Opéra-Comique répète les Contes d’Hoffmann et que le théâtre de la Renaissance vient lui demander une partition. Cette dernière satisfaction donnée à son amour-propre a été, je crois, un des plus grands bonheurs de sa vie. Comme un souverain vaincu et revenu maintenant à sa puissance d’autrefois, Offenbach accueillit les ouvertures avec une joie secrète, c’est certain, mais aussi avec une grande hauteur :
– Enfin, dit-il à Victor Koning, on entendra donc de la musique dans votre théâtre !
Paroles injustes, si vous voulez, mais ce fut le cri de délivrance d’une ambition d’artiste, après de longues et cruelles angoisses. Eh bien, mon cher Meilhac, vous qui malgré les accidents qui séparent souvent des collaborateurs, aviez conservé une si grande affection pour cet artiste, une si profonde estime pour ce laborieux, voici l’heure où on lui rendra juste après sa mort… Vous souvenez-vous de ce que nous disions l’été dernier, dans nos promenades champêtres, quand nous n’étions pas bien sûrs de retrouver Offenbach vivant, en rentrant ? Nous disions que le jour de sa mort on s’apercevrait de ce qu’il fut en récapitulant son œuvre nombreuse, primesautière, originale, qu’il n’a prise à personne et dont ses imitateurs se sont inspirés avec bonheur ; nous disions qu’avec Offenbach disparaîtrait un des plus beaux tempéraments d’artiste qu’on puisse voir et que sa vie de labeur appellerait tous les respects sur sa tombe. Eh bien, soyons sans crainte : le nom d’Offenbach est inscrit à jamais dans l’histoire artistique de ce siècle. La Postérité verra ce qu’elle devra retenir de ces cent deux partitions ; elle fera un choix, mais quel qu’il soit, il suffira pour qu’en feuilletant l’œuvre qui restera, ceux qui survivent à Offenbach disent de lui : Quel grand artiste !
Albert Wolff.

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