LA BELLE HÉLÈNE
Opéra bouffe en trois actes, paroles de MM. Henri Meilhac et Ludovic Halévy, musique de Jacques Offenbach.
Le théâtre des Variétés devient théâtre lyrique, – on y chante des duos, des trios, des septuors et des chœurs, – on y exécute la musique du compositeur le plus populaire de ce temps-ci, l’auteur de la Chanson de Fortunio, qui est un ravissant opéra comique, et d’Orphée aux Enfers qui est presque une symphonie mythologique.
Mais conformons-nous à l’usage et parlons, avant tout, du poëme.
La déesse Vénus a promis au berger Pâris la plus belle femme du monde. Hélène, rentrant dans les conditions du programme, c’est Hélène que Pâris doit posséder ; c’est Hélène, qu’au troisième acte, Pâris enlève dans la galère de Cythère, après mille péripéties que je ne raconte pas, parce qu’il est difficile d’analyser une folie. Les personnages sont : deux Ajax idiots, un bouillant Achille toujours en fureur, un Ménélas-Sganarelle, un Agamemnon qui est une seconde nature de Louix XI, un Calchas entrepreneur de sacrifices, un Oreste gandin et deux Hélènes qui feraient bonne figure au bois de Boulogne.
Tous ces héros s’enchevêtrent avec ordre, divaguent avec suite, et forment un composé étrange dont la synthèse est un éclat de rire.
Il y a une partie d’oie d’un haut comique, un duo d’amour qui est un chef-d’œuvre de délicatesse érotique, et un concours intellectuel où la bêtise est poussée jusqu’à l’esprit.
Chose rare en matière de bouffonnerie, la pièce est écrite en un français très-élégant, l’esprit y abonde, les vulgarités sont comiques par eux-mêmes au moins autant que par ce qu’ils disent.
Ne touchez pas à la Mythologie ! nous dit Timothée Trimm à ce propos. Et le populaire chroniqueur est tellement ému de la profanation commise au théâtre des Variétés, qu’il dépouille sans vergogne le sage Ulysse d’une propriété légitime, et attribue au divin Calchas l’invention du cheval de Troie.
L’on a fait tant de tragédies ennuyeuses sur l’épopée fabuleuse, qu’il est grand temps que l’on nous dédommage par quelques bonnes pièces bien amusantes. En définitive, ces héros considérables, qui commandent des armées de trois cents hommes et régnaient sur des bourgades, n’avaient vraisemblablement pas la stature que leur prête si généreusement Homère, et il est probable que s’ils vivaient de nos jours, ils feraient de médiocres sous-préfets et d’excellents capitaines d’infanterie.
Agamemnon, entre autres, était une sorte de Joseph prud’homme si naïf, que la déesse put substituer une biche à sa fille Iphigénie sans que le bonhomme s’aperçut de rien.
Tous ces héros protégés par l’Olympe mirent dix ans à s’emparer d’un village qui n’arrêterait pas aujourd’hui quatre zouaves et un général, et encore ils ne réussirent qu’au moyen d’un truc d’opéra comique.
Rions-en donc quand l’occasion s’en présente, ils nous ont assez fait bâiller à l’Odéon et au Théâtre-Français.
Offenbach, il faut le reconnaître, est une des personnalités les plus étranges, les plus étonnantes qui se puisse concevoir.
Depuis huit ans, il ressuscite des gosiers, invente des ténors, et fait chanter sa musique par des Léonce et des Désiré.
Un autre se serait brisé vingt fois à cette tâche ingrate.
Avec des moyens presque nuls, il a inondé la France, j’allais dire l’Europe, de mélodies charmantes, que tout le monde sait, que tout le monde répète, et cependant que personne ne peut se vanter d’avoir jamais entendu chanter sérieusement. Il fait ce que jamais compositeur n’a pu faire avant lui ; il créé une exécution sans en avoir les premiers éléments ; il s’adresse à un public blasé qui trouvait Mario insuffisant et Mlle Tietjens médiocre, et il le force à écouter Kopp et Couder. Dans ce siècle où tout le monde écrit pour des voix, il sait se passer de voix – et ce n’est pas un mince mérite. Aussi en Allemagne, où l’on exécute ses opéras sur les grandes scènes lyriques, avec l’élite des chanteurs, son succès est-il plus étendu encore qu’en France.
Offenbach, et c’est là son secret, se préoccupe des situations bien plus que des personnages. Dans les scènes comiques, sa musique fait mourir de rire ; dans les scènes tendres ou passionnés, il atteint à une rare élévation de sentiment. La phrase est à tour de rôle excentrique ou mélancolique, bouffonne ou amoureuse.
Ce contraste se remarque surtout dans la Belle Hélène, qui est sans contredit une de ses meilleures œuvres.
Dupuis est assurément un acteur des plus désopilants ; eh bien ! malgré tous ses efforts pour faire rire, il attendrit, il fait rêver quand il chante sa ballade des Trois déesses et son duo : Si c’est un rêve ! La situation passe avant l’interprète. Et voilà pourquoi... Offenbach sait se passer de chanteurs.
A citer quelque chose, il faudrait citer tout : le chœur d’entrée ; – l’air de Mlle Schneider : Il nous faut de l’amour ; – la ballade au Mont Ida (une perle tombée de l’écrin de Schubert) ; – la chanson de Mlle Silly : Au cabaret du mont Hymètes ; – l’entrée des rois (un chef-d’œuvre bouffe) ; – un final : Pars pour la Crète.
Au second acte, un air d’un très-grand style, que chante Mlle Schneider : Dis-moi Vénus ; – un duo d’amour, que la mère ne pourrait sans danger fredonner à la fille, même en faisant abstraction des paroles, – et une valse finale qui fera valser Paris et l’Allemagne.
Au troisième acte, un duo bouffe qui est bissé chaque soir ; – un air de Dupuis : Je suis fou ! etc., etc.
Les Variétés tiennent un triple succès : grand succès de pièce, grand succès musical, grand succès d’exécution.
Mlle Schneider est remarquablement jolie, et elle joue et chante en artiste de grand talent ; elle semble toute joyeuse de se retrouver dans cette musique d’Offenbach, qui l’a fait connaître à Paris.
Dupuis est... Dupuis.
Ce nom seul me dispense
D’en dire pus long (bis).
Couder a trouvé dans le rôle d’Agamemnon sa véritable création ; il y est très-amusant, sans cesser d’être de bon goût.
Grenier tient avec beaucoup de gaieté un rôle d’Augure bon enfant et tant soit peu filou.
Mlle Silly, MM. Kopp, Hamburger et Andof sont à mourir de rire, et ils doivent être très-satisfaits de l’accueil que leur fait le public.
La Belle Hélène grimpera sur les épaules d’Orphée aux Enfers.
M. ESCUDIER.