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Théâtres

Le Figaro – Dimanche 25 décembre 1864

LA CONCURRENCE DES THÉÂTRES. – LES DEUX RACINE. – THÉÂTRE-ITALIEN. – POLIUTO. – LINDA DI CHAMOUNIX. – LA PERSIANI. – LA PATTI. – THÉÂTRE DES VARIÉTÉS. – LA BELLE HÉLÈNE. – MADEMOISELLE SCHNEIDER. – DUPUIS. – COUDER. – GRENIER. – GUYON.

(...)

Le théâtre des Variétés vient d’inaugurer pour tout de bon, cette fois, la liberté des genres en jouant la Belle Hélène d’Henri Meilhac, de Ludovic Halévy et de Jacques Offenbach.

C’est un nouveau bail de cent représentations que l’heureux théâtre vient de passer avec son public. Le fait a bien son importance sans doute ; mais je n’ai rien à y voir : une autre question me touche plus en ce moment que la question d’argent, et il se peut que le succès de la Belle Hélène l’ait posée et, qui sait ? tout à fait résolue.

Je vais m’expliquer plus clairement. La comédie sérieuse et en habit noir, celle qui affiche toutes les prétentions, excepté la prétention d’amuser ; qui vise au style, à la peinture des caractères, à l’observation des mœurs, entend établir sa filiation avec Molière, et a hérité, pour toute fortune, des rognures de l’esprit de Néricault Destouches ; cette comédie blême comme un jour de décembre, maussade comme un huissier sans ouvrage, qui défait et distille l’ennui en cinq actes et ne s’assouvit jamais à moins de trois, est le fléau de nos scènes secondaires. C’est un mal littéraire endémique qui a remplacé, de nos jours, l’épidémie tragique du premier Empire et des commencements de la Restauration, Le collégien de cette époque faisait sa tragédie en rhétorique ; le lycéen de ce temps-ci, avant de se faire refuser au baccalauréat, a écrit, pour le moins, une demi-douzaine de comédies dans le ton, mais un peu plus chargé et bien autrement épicé, du Demi-Monde d’Alexandre Dumas fils. Notre lycéen n’oublie pas l’observation de rigueur, en marge du premier feuillet de son manuscrit « M. Montigny supprimera l’orchestre des musiciens et y établira des fauteuils supplémentaires pendant les cinquante premières représentations. » L’absence des violons qui permet d’entendre le froufrou de la toile, est ce qui donne à la comédie moderne son étiquette littéraire : sans cela le public pourrait s’y tromper.

S’il y a un bienfait à espérer de la liberté des genres, c’est le rajeunissement de la forme dramatique par la fantaisie et l’imprévu. La concurrence créera, pour les théâtres et pour les acteurs, l’impérieuse nécessité de fixer le public en l’amusant. Ce ne sera pas trop, pour y réussir, de parler à ses yeux. à son esprit, à ses oreilles, d’appeler, au secours de son plaisir ou de son émotion, le vers spirituel, la prose gaie, la musique légère. Le jour où le public, de bonne foi avec lui-même, demandera à nos scènes secondaires ce qu’elles doivent, et peuvent facilement lui donner, c’est-à-dire des distractions agréables et du plaisir sans effort, ce jour-là sera le dernier de la comédie sans violons.

Était-il bien nécessaire de faire passer le lecteur par cette longue préface pour arriver à la Belle Hélène ? Peut-être ! Il y a six mois, je disais au théâtre des Variétés :

« Vous vous appeliez autrefois les Variétés amusantes. Soyez varié, et surtout soyez amusant. Donnez-nous beaucoup de fantaisie et un peu de musique. A ce prix, vous pouvez compter sur le succès. »

Je n’oserais affirmer que M. Cogniard a monté la Belle Hélène avec la pensée de m’être agréable et de profiter d’un bon avis mais le conseil était bon et l’événement l’a prouvé.

Peu de gens ont lu l’Iliade ; mais tout le monde sait par cœur l’histoire de l’enlèvement d’Hélène par le Berger Pâris et les héros d’Homère sont aussi familiers à la mémoire du peuple que les acteurs des Contes de Perrault ou les personnages légendaires de Geneviève de Brabant, des Quatre fils Aymon et du Juif-Errant. Dans le livret fantaisiste de MM. Henry Meilhac et Ludovic Halévy, Agamemnon, son frère Ménélas, le bouillant Achille, Calchas, Oreste, et les deux Ajax, sont profilés avec toute la liberté d’une caricature spirituelle : le droit des deux jeunes auteurs était là où pour eux était le succès. Ils pouvaient tout se permettre, à deux conditions écrire une parodie amusante et fournir à l’imagination de leur collaborateur toutes les situations que comporte la musique bouffe. Ces deux conditions, ils les ont remplies ; et tenir le crayon caricatural d’une main légère n’était pas chose aussi aisée qu’on se l’imagine. Mais, diront les délicats, le procédé ne varie point, c’est celui d’Orphée aux Enfers. Il consiste à systématiser les plus violents anachronismes et à couler de force la langue et les héros d’Homère dans des paletots modernes. Cela est vrai mais l’effet comique est toujours le résultat d’un défaut d’équilibre dans la pensée ou dans l’action. Plus la chute que fait l’esprit en tombant est profonde, plus l’éclat de rire qui l’accompagne est retentissant. Dans une parodie de l’Iliade, c’est le rapprochement violent de deux civilisations séparées par quarante siècles qui lâche la détente de la gaieté.

La Belle Hélène est, sans contredit, une des meilleures partitions bouffes qu’Offenhach ait écrites. C’est toujours cette veine abondante, facile, primesautière, de Bataclan, d’Orphée et des Bavards. Offenbach signe sa musique, et qu’il fasse dans le grand ou dans le petit, là est l’originalité pour un compositeur. Il y a dans la Belle Hélène des finales développés et de petits morceaux courts déguisés en madrigaux burlesques, des pages pour les connaiseurs [1] et des refrains pour la foule. Le premier air de Pâris, dans lequel reviennent constamment ces paroles en forme de ronde :

Evohé ! que ces déesses,
Pour enjoler les garçons
Ont de drôles de façons !

est très gracieux, très distingué et du tour mélodique le plus heureux : c’est véritablement un morceau de scène, et Dupuis le détaille avec beaucoup d’esprit. Les deux finales du premier et du second actes sont de l’excellente charge musicale. Si celui qui termine la premier acte a plus de verve, l’autre est peut-être plus spirituel ; il emprunte à la forme italienne des clichés pour parodier certains travers de style des chanteurs italiens. Le duo d’amour entre Pâris et Hélène est également une caricature mais il n’emprunte pas uniquement son mérite à un trait de parodie finement rencontrée ; il a de la mélodie et de la grâce ; je l’avais peu goûté à une première audition ; une seconde lui a été tout à fait favorable.

Il n’est besoin que de citer les morceaux plus légers de cette œuvre légère. Les spectateurs en feront l’éloge à leur manière, en les fredonnant dans l’entr’acte et à la sortie du théâtre. Des couplets destinés à la popularité sous toutes les formes et sur tous les instruments, – le piano, la bande militaire, l’orchestre de bal, le crin-crin du café-concert et l’orgue des rues, – ce sont les couplets chantés par les rois et les princes de la cour d’Hélène.

Agamemnon, Ménélas, Achille et les deux Ajax se présentent eux-mêmes au public, en faisant, sur des syllabes redoublées, l’éloge de leurs beaux faits d’armes. C’est de la bouffonnerie musicale ; mais de la bouffonnerie très-spirituelle et très scénique. Des couplets beaucoup moins fous et beaucoup plus fins, ce sont les couplets que Mlle Schneider dit avec naturel et avec grâce dans le final du second acte, et dont le refrain est : Et voilà comme – un galant homme – évite tout désagrément. Les autres couplets dits par la belle Hélène : Il nous faut de l’amour, n’en fût-il plus au monde, – Dis-moi, Vénus, quel plaisir trouves- tu à faire ainsi cascader la vertu ? sont aussi fort jolis et bien placés dans certaines cordes de poitrine de la cantatrice. Il me reste à citer un trio bouffe parodié sur le trio patriotique de Guillaume Tell. Il ne m’a pas semblé aussi gai qu’il voudrait en avoir l’air, et ce que le public en a surtout applaudi, c’est un pas de cancan dansé par Agamemnon-Couder. Couder danse comme Mme Miolin vocalise, – dans les hauteurs de la gamme chorégraphique.

L’exécution de la Belle Hélène est aussi bonne qu’on pouvait l’espérer sur un théâtre où la musique est un accident, et où it était de toute nécessité de créer des chœurs et de renforcer l’orchestre. Mlle Schneider entrait aux Variétés dans le rôle de la belle Hélène. Mlle Schneider a sur toutes ses camarades, qui demandent leur succès aux excentricité [mot illisible] voix ; du regard et du geste, une supériorité qui [mots illisibles] théâtre : le charme. Elle est de celles qui [mots illisibles] scène et auxquelles le public pardonne plus[mots illisibles]. Le mot débraillé qui vient sur ses lèvres y trouve un vêtement et une excuse : la grâce de son sourire ! Ce sourire, câlin et féminin, est le plus audacieux et le plus rusé des passeports. Le succès de Mlle Schneider, succès de beauté, de chant, de jeu fantaisiste, a été grand, et il n’a pas été surfait. Après Hélène, mais seulement après, vient le beau Pâris. Dupuisest ce qu’il est dans toutes ses créations, naturel, amusant et toujours le même. Grenier, dans Calchas, est l’idéal de la parodie mythologique. On lit tous les vices : le libertinage, la gourmandise, la fourberie, sur le visage zébré de rouge de ce coquin sacerdotal. Couder est un superbe Agamemnon, et Guyon s’est fait une tête d’Achille porc-épic ; le fils de Pélée a l’air de sortir d’une boîte à surprise. – Je me résume la Belle Hélène est un grand succès pour le théâtre des Variétés.

B. JOUVIN.

[1sic

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