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La Belle Hélène

Le Petit Journal – Lundi 19 décembre 1864

Dimanche 18 décembre 1864

Les Variétés ont profité hier seulement de la liberté des théâtres, pour donner un opéra-bouffe portant le titre que ma plume vient de tracer.

Les Variétés sont bien embarrassées, croyez-moi.

Où sont Potier, – Odry, – Vernet, – Brunet, – Tiercelin, – Arnal, – Bouffé, – Lassagne ?... où donc tous ces éclats de rire se sont-ils éteints ?... Et que reste-t-il à mettre à leur place, – à cette heure où un vrai comique est aussi difficile à trouver qu’un bon ténor ?

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MM. Cogniard et Jules Noriac, les directeurs, ont donc demandé une partition à M. Jacques Offenbach, le musicien qui possède le mieux la note joyeuse, la mélodie bouffonne, l’orchestration rabelaisienne.

Et c’est de cette œuvre que j’aurai l’honneur de vous en retenir aujourd’hui, mes bons lecteurs.

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Comme j’aime, avant toutes choses, que vous compreniez ce que j’ai l’avantage de vous écrire, dans cette lettre quotidienne, je vous demande la permission de vous dire deux mots du maître Jacques Offenbach.

Il est né dans un pays que je me suis toujours imaginé parfumé comme une cassolette, lavé avec une eau doucement aromatique.

A Cologne, patrie de Jean-Marie Farina.

Il prit au Conservatoire de Paris ses lettres de naturalisation de musicien français.

Toutefois, il commença, comme dit mon ami Chavette, par scier son armoire, c’est à dire qu’il joua durant dix ans du violoncelle avec un talent hors ligne...

A voir ce corps maigre courbé sur l’instrument, ces doigts fébriles remuant l’archet avec des mouvements convulsifs, ces yeux étincelants qui semblaient charmer les cordes plaintives... on se rappelait Paganini, et on se demandait s’il n’y avait pas une âme en peine renfermée dans son merveilleux instrument.

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Un beau matin, Offenbach se lassa de cette éternelle interrogation de l’archet à la corde, [mot illisible] le chef d’orchestre du Théâtre-Français !!!

[nom illisible], son prédécesseur, exécutait [mot illisible], avant que le rideau ne se levât sur une pièce de Molière ou de Beaumarchais... ce qu’il appelait le répertoire !...

C’étaient douze airs de gavotte ou de menuet, dont on ralentissait la mesure pour leur donner une petite physionomie de symphonie.

Et qui devenaient, transformés en andante, d’un lugubre à porter le diable en terre.

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Offenbach vint et les cariatides de la Comédie-Française se regardèrent un moment d’un air étonné.

Puis se prirent d’envie de danser la polka avec les colonnes du temple classique.

Car alors on joua des airs à l’orchestre, ce qui ne s’était jamais vu...

Certains vieux habitués, qui ont entendu cent fois le récit, de Théramène avec le même plaisir parurent d’abord quelque peu scandalisés...

Mais on leur affirma que c’était du Grétry... et ils reprirent leur bonnet de soie noire, leur stalle et leur sérénité.

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A cette époque Offenbach s’était déjà essayé dans la composition... Il avait mis en musique les fables de La Fontaine, et on chantait dans les concerts et dans le monde, la Cigale et la Fourmi, le Renard et le Cor- beau, la Laitière et le Pot au lait. – II allait mettre en musique les fables de M. Viennet et de Lachambeaudie quand on lui donna le privilège des Bouffes-Parisiens.

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Il n’obtint, en débutant, que la permission de jouer des pièces à deux personnages.

Je sais bien que les Deux aveugles furent un succès.

Que, d’ailleurs, le monde musical a commencé par le duo d’Adam et Eve.

II est vrai que le serpent, qui fut le premier cabaleur, siffla la mélodie primitive.

Cette clause n’en gêna pas moins le compositeur.

Et il obtint successivement des trios, des quatuors, des quintettes et des chœurs...

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Je n’ai pas besoin de vanter la grâce du talent d’Offenbach.

Si mes lectrices me laissaient fouiller dans leurs cahiers de musique, j’y trouverais infailliblement la romance de Fortunio, la brindisi et le galop d’Orphée, – la chaconne de Monsieur et Madame Denis, – la polka de Bataclan, – la valse du Pont des Soupirs, – le quadrille du Papillon – et le duo des Géorgiennes...

Regardez sur le premier piano venu... vous y trouverez inévitablement trois choses : le mouchoir de poche de l’exécutante... la Gymnastique des pianistes célèbres d’Alfred Quidant et... un morceau d’Offenbach.

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Ceci dit, je puis déplorer tout à mon aise le choix de certains sujets dépoétisés par la parodie.

Les opéras bouffes contemporains viennent éteindre les lueurs de nos rêves poétiques.

C’est une véritable guerre aux rois et aux héros.

L’Iliade et l’Odyssée sont tournés en ridicule.

Voyez aux Variétés les deux Ajax, le nez rougi, la face grimaçante, le geste hébété, – tous deux étaient pourtant fils de rois.

L’un d’eux conduisit quarante vaisseaux contre Troie ; il sauva le corps de Patrocle et les coursiers d’Achille.

Englouti par Neptune jaloux, il resta le héros des Locriens, et conserva après sa mort sa place marquée et vide dans leurs rangs, en face de l’ennemi.. comme si son ombre eût encore combattu avec eux.

L’autre fut un héros qui ne survécut pas à la défaite et se tua pour n’avoir pas vaincu Ulysse, auquel il contestait les armes d’Achille.

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Achille lui,même est représenté, comme un Crispin ridicule dont le seul endroit vulnérable, le talon, est blindé à la façon des vaisseaux cuirassés. – A quoi a-t-il servi au fils célèbre de Pelée d’avoir traîné trois fois Hector autour des murs de Troie, d’avoir appris de Phœnix l’éloquence, – du centaure Chiron la médecine, – de Minerve et de Junon la sagesse et la fierté, – puisqu’il est représenté en plein 19e siècle comme un loustic de carnaval.

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Voyez encore Agamemnon, le roi des rois, avec une verrue sur les deux joues... – et le fameux Calchas, ce devin grec, inspiré par Apollon...

Celui-là surtout méritait quelques égards.

Pâris, le berger, avait enlevé Hélène au roi Ménélas et l’avait conduite à Troie.

Les Grecs en firent le siège, qui dura dix ans...

Il durerait peut-être encore si le devin Calchas n’avait pas donné le moyen d’en finir.

Il imagina un immense cheval de bois.

Qu’il remplit de soldats armés.

Et qu’on introduisit dans la ville par surprise.

Troie fut prise au moyen de ce colossal joujou..., et l’ingénieux Calchas eut certainement le premier mérite de cette victoire.

Le brave artiste, Grenier, qui le représente avec tant brio, n’a pas trop l’air de se douter de ces vaillantises.

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C’est cette belle Hélène qui est la principale figure de l’opéra nouveau.

Elle était fille de Léda, et Mlle Schneider, qui la représente, a bien l’embonpoint de l’indolente et voluptueuse princesse grecque qui mit au monde deux œufs dont l’un portait Pollux et Hélène, l’autre Castor et Clytemnestre.

Elle était fille de Jupiter, changé en cygne, sa carnation d’albâtre ne ment pas à sa divine et volatile origine ;

Et si la beauté antique, le charme de la voix, l’élégante nature de la femme perçant sous les travestissements de la parodie, suffisent pour représenter celle que Thésée enleva, que Ménélas épousa, que Pâris subjugua, MIle Schneider a, elle seule, bien mérité du vieil Homère.

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Dupuis, le grotesque Dupuis, le chanteur de tyroliennes, fait le berger Pâris, celui qui, dans le jugement célèbre qu’il rendit sur Junon, Minerve et Vénus, donna la pomme à la reine de Cythère.

J’ai entendu dire que s’il y avait eu quatre concurrentes au lieu de trois, la célèbre reinette eût été partagée entre les postulantes célestes.

Mais le moyen de couper une pomme en trois.. quand il y a quatre quartiers.

Salomon lui-même n’eût pas pu donner ses considérants... sans froisser les demanderesses.

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Ces réserves faites en faveur des divinités de l’Olympe, – qui ne réclament pas parce que nous n’avons plus de demi-dieux parmi nous, – disons que la pièce est amusante.

Le Jeu de l’oie renouvelé des Grecs est une merveille de cocasserie...

Le concours où l’on donne à deviner une charade, un logogriphe et à faire des bouts-rimés est d’une folie achevée.

Et les scènes comiques se suivent et tintent rapidement, comme les sonnettes d’un même grelot...

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La musique est charmante. – Citons la Chanson du Berger, – la Romance de la Cas cade, – le Trio des Rois et de l’Augure, qui débute sur la première mesure du trio de Guillaume Tell, – les Couplets d’Oreste enfant, – des chœurs entraînants, – et surtout un Galop qui fera trembler d’ici à huit jours les murs de la salle des Bals de l’Opéra.

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La Belle Hélène sera jouée cent fois au théâtre des Variétés. – C’est égal, pour calmer ce trémoussement infernal de dieux, – de rois, d’augures, de guerriers, de princesses, – d’hétaïres illustres qui lèvent la jambe à hauteur de l’œil dans ma cervelle éblouie par cette bouffonnerie merveilleuse... je vais prendre dans ma bibliothèque le vieil Homère... ce divin auteur dont l’œuvre est si grande, qu’on a prétendu longtemps que ce n’était pas l’œuvre d’un seul génie... le produit d’une même imagination.

TIMOTHÉE TRIMM.

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