Mon cher Villemessant,
J’arrive de Tombouctou, où l’on m’assurait que M. Berlioz avait enfin été compris ; vérification faite, il paraît que le phénomène s’est produit beaucoup plus avant dans l’intérieur des terres ; mais comment se risquer à louer une loge au grand opéra des anthropophages ? Je n’en ai pas moins perdu assez de temps pour me trouver dépaysé en rentrant dans le nouveau Paris, et je viens vous faire part de ma stupéfaction en voyant traquer comme une bête, fauve, ou comme un forçat en rupture de ban, le compositeur actuel qui a selon moi le plus d’originalité, – (ce qui, vaut mieux, fût-ce dans un infiniment petit genre, que le poncif même dans les genres à mille mètres au-dessus du niveau de la mer). – Au signalement indigné donné par les critiques, il semblerait réellement qu’Offenbach, – puisqu’il faut l’appeler par son nom, – est le Jud de la musique et qu’il a assassiné Mozart sur la ligne de Mulhouse ; voulez-vous me permettre de défendre à mon tour l’inculpé que vous avez déjà empêché d’être arrêté par les gendarmes de l’esthétique ?
Il y a dans l’esprit français un tas de petits côtés niais qui me font craindre souvent que l’annexion de l’Attique à la Béotie, ce rêve de Cadet-Roussel, ne soit sur le point de s’accomplir ; la plus irritante de ces infractions au bon sens, c’est cet hypocrite parti pris de ne jamais juger un homme ou une œuvre sur sa valeur exacte, abstraction faite du cadre ou du mode choisi ; nous nous permettons de continuer au moral l’impression stupide que nous cause au physique une petite ou une grande taille ; on est toujours tenté de ne pas prendre au sérieux la personne de M. Thiers, et d’être frappé de respect pour la personne d’un tambour major ; ce qui est excusable à l’état de sensation ne mérite pas, à l’état de raisonnement, la moindre circonstance atténuante.
Si je trouve dans l’Abeille cauchoise un article qui me révèle un vrai talent, qu’importe que l’auteur ne l’ait pas écrit dans les Débats et qu’il manque de l’immense renommée de M. Louis Ratisbonne, ce Florian des poupées, inventeur d’un style qui fait la dînette ? S’il y a plus de comédie dans un vaudeville de M. Labiche que dans un ouvrage ad hoc de M. Empis, de l’Académie française, pensez-vous par hasard que je ne mettrai pas de droit le Palais-Royal avant le Théâtre-Français ? Vous êtes doctrinaire, hautain, imperturbable, vous vendez un demi-million vingt volumes destinés à prouver que les jours diminuent en hiver et augmentent en été ; – je donnerais tout votre chargement de prose pour cinquante lignes de Chamfort. On peut, à la rigueur priser un colibri moins haut qu’un éléphant, quoique la compréhension intelligente des valeurs absolues le dé- fende en principe ; mais mépriser le colibri pour adorer cet éléphant en baudruche qui flotte majestueusement dans les passages, voilà qui est du fief de l’ineptie.
Oh ! je le sais, la franc-maçonnerie des nullités importantes est implacable et invincible ; Stendhal, ce taureau littéraire d’une si merveilleuse légèreté, a vainement dirigé contre elle la toute-puissance de ses cornes ; Alphonse Karr s’est vainement abattu sur elle comme un essaim de piqûres ; Balzac a vainement tenté de l’éblouir ; le virus académique qui coule dans les veines françaises depuis le pompeux Louis XIV n’a pas cessé d’agir. Dans notre belle patrie, l’eau rougie est plus en honneur que le vin ; trois pages bien vagues vous font plus de réputation qu’un mot bien net. Nous sommes tout amour pour ce qui est plomb et tout haine pour ce qui est plume. Si Voltaire revenait au monde, il serait forcé d’estropier son fameux vers et de dire :
Appuyez mortels, ne glissez pas.
Nous nous refusons, quant à nous, à subir, l’esclavage de cette routine, et si demain le chef d’orchestre du théâtre Lazary introduisait dans une parade deux, rien que deux jolis airs, nous déclarerions cette partition supérieure aux Dames capitaines, opéra en trois actes de l’académicien Reber, où il n’y a environ que vingt-cinq mesures supportables.
Que les pince-sans-rire organisent une croisade contre la gaieté, passe encore, mais pourquoi l’ennui ne se contente-t-il pas de tuer le plaisir ? Quel droit a-t-il de le déshonorer ? A lire ces incroyables critiques qui viennent de s’attaquer aux mollets absents de Jacques Offenbach, on dirait vraiment qu’une opérette est un crime, que le compositeur et les acteurs, ses complices, sont passibles de la cour d’assises, qu’il y a des taches de sang aux clarinettes de l’orchestre, et que la décadence du temps où l’on vit est due à trois ou quatre bémols un peu folâtres qui ont troublé le repos des mânes de Guy d’Arezzo ?
En vérité, gens sérieux, je vous trouve, épouvantablement frivoles. Attacher à un badinage musical une importance sociale si démesurée, c’est voir dans Léonce le Luther du catholicisme moderne. De si grands airs à propos de petites choses, tant de massues pour écraser un papillon, ce n’est pas le caractère d’une virilité sincère, c’est l’indice du plus ridicule enfantillage, – un enfantillage de sexagénaire. Et que de bévues par-dessus tout cela !
Voici un homme qui a créé à lui seul tout un répertoire, alimenté un théâtre, défrayé depuis six ans les bals de la meilleure compagnie. Pendant le temps que les montagnes musicales de l’Institut mettaient à faire des fausses couches de souris, il enfantait coup sur coup trente ou quarante œuvres, toujours viables, et dont quelques-unes dureront plus que leurs détracteurs ; son verre n’était pas grand, mais il buvait dans son verre, et la bouteille n’est pas encore tarie ; sa musique incisive, frémissante, pleine de caprices, parisienne jusqu’au bout des ongles, allemande au fond de l’âme, sentimentale et gamine, quelquefois dé- braillée, jamais flasque, frisant le canaille si l’on veut, mais évitant toujours le bourgeois, sa musique, écrite au jour le jour, n’avait pas la prétention de faire un pied de nez à Beethoven ; les grands prêtres de l’art l’ont jugée comme une polissonnerie parricide ; pour eux, une femme n’a pas le droit d’être grisette ; ils reprochent aigrement à Titine de ne pas être madame Récamier.
Mon Dieu ! j’admets que le laborieux M. Clapisson, le consciencieux M. Reber, l’éclectique M. Ambroise Thomas, l’alchimiste mélodique Berlioz, le prophète Wagner, et d’autres personnages considérables, ont eu de meilleures intentions que le futile Jacques Offenbach ; mais pourquoi ne les ont-ils pas réalisées ? leur verre est immense celui de M. Berlioz a deux coudées de haut, celui de M. Wagner est grand comme le monde mais qu’y boit-on ? Ils ont oublié le liquide.
M. Berlioz en tête le prend de très haut avec Offenbach ; on dirait un aigle qui admoneste un moineau. Seulement le moineau vole encore et l’aigle est empaillé, M. Berlioz, ce compositeur grandiose, qui écrit spécialement pour le mont Blanc, le pic de Ténériffe, et autres points culminants du globe, déclare, d’un ton altier qui sied au roi des airs, qu’il n’a jamais laissé ses sublimes pattes se poser aux Bouffes-Parisiens, – un théâtre qu’on ne nomme pas, dit-il en rougissant avec une impudente pudeur. Remarquez que M. Berlioz écrit dans le Journal des Débats, un papier libéral et qui se garderait bien de mettre la lumière sous le boisseau ; mais puisque M. Berlioz n’a jamais daigné entendre ces bagatelles, qu’il considère à priori comme une insulte pour sa personne : Croquefer, Orphée aux Enfers, Ba-ta-clan, les Deux Aveugles, comment se permet-il de qualifier ce qu’il ignore : Un théâtre qu’on ne nomme pas ! Ne semble-t-il pas qu’il s’agisse d’un bouge intellectuel, où les oreilles qui se respectent ne se commettent pas ? Il me semble pourtant y avoir aperçu des gens du meilleur monde, et entendu Rossini et Mozart.
Ces faux dédains ne m’imposent guère. M. Berlioz peut mépriser tant qu’il voudra la musique d’Offenbach, il ne fera pas estimer la sienne ; tant qu’on n’aura pas institué à l’Ecole polytechnique une classe spéciale de Berliozométrie, où l’on démontrera que les trois angles d’une harmonie valent deux mélodies, la musique de proie de M. Berlioz n’aura pas de chance d’être respectée. Il faut sortir dans les ponts et chaussées pour s’associer à ses calculs différentiels ; je ne le vois compris qu’avec un parterre d’ingénieurs en chef et félicité que par Newton, Euclide ou Pascal.
Que M. Berlioz ne se retranche pas sur l’infimité de nos goûts ; il n’adore pas plus que nous Weber et Beethoven, nous adorons en plus que lui Hérold, qu’il trouve vulgaire, et nous adorons en moins M. Clapisson, qu’il trouve distingué. Mais nous nous trouvons plus libéral que les libéraux en ne dédaignant pas d’écouter Tromb-al-Cazar après avoir écouté Obéron. Seulement nous nous déclarons susceptible d’ouïr Benvenuto Cellini.
M. Scudo, qui est d’ailleurs l’ennemi de M. Berlioz, tandis que nous ne sommes que l’adversaire de ce Machiavel du charivari, défend à M. Offenbach de sortir des Bouffes-Parisiens… Autre libéralisme d’un libéral : l’âpre critique, dont la rigidité ne laisse pas que d’être parfois vivifiante, interne violemment l’auteur du Papillon et de Barkouf dans sa petite boîte du passage Choiseul. Quel scandale ! un faiseur de musiquette qui s’empare de l’Opéra-Comique et de l’Opéra !
Eh ! mon Dieu, ces deux théâtres ont été souillés par des partitions plus infamantes que les deux ouvrages que nous venons de citer. Si l’on a quelque chose à reprocher au Papillon, ce n’est pas de heurter les convenances musicales, c’est de s’y conformer trop timidement ; il y a d’un autre côté dans Barkouf cinq morceaux qui valent bien les dix justes de Sodome.
Est-ce très généreux de vouloir qu’un homme soit du jour au lendemain ce qu’il doit être ? Autant dire à l’œuf : tu vois bien que tu ne seras pas poulet, puisque je te mange à la coque ! Si on avait arrêté ainsi Auber à son premier insuccès, l’illustre auteur du Domino noir et de la Muette n’aurait eu alors qu’à se remettre dans la soierie. M. Scudo est prié d’attendre un peu. Il a eu raison d’exécuter les gens qui n’aiment sur la terre que la décomposition littéraire d’Orphée aux enfers ; il a eu tort de comprendre dans son massacre ceux qui distinguent sans effort le livret de la partition.
Nouvelle intolérance en effet ! on juge toujours le compositeur à travers le librettiste et l’acteur. Je sais très bien que quelques artistes des Bouffes-Parisiens avaient fait d’Orphée aux enfers une bacchanale d’inconvenances. En quoi la musique est-elle responsable des paroles ? Sifflez les unes, applaudissez l’autre.
M. Perrin, ancien directeur de l’Opéra-Comique, qui a joué M. Bazin avec transport, et qui s’est bien gardé de toucher à Offenbach ; M. Gustave Héquet à qui nous devons un petit semblant d’opérette intitulé : Marinette et Gros-René, se sont également voilé la face à propos du Papillon et de Barkouf. Les uns et les autres ont cru devoir occire définitivement le téméraire Offenbach.
On le croyait bien mort après tant de coups en pleine poitrine ; M. Scudo se frottait les mains, M. Berlioz fixait le soleil, M. Héquet contemplait voluptueusement le cadavre, M. Perrin se disait : Quel flair j’ai eu ! [1] quant tout d’un coup la victime ressuscite et berne ses bourreaux par un nouveau bail fait avec le talent.
Je vous donne la Chanson de Fortunio comme un petit chef-d’œuvre qui a le droit d’être placé entre les Noces de Jeannette et le Chien du jardinier. Je souhaite à l’Opéra-Comique une pareille bonne fortune. Le poëme est exquis, la musique est délicieuse, les artistes sont excellents, la mise en scène est adorable. Ludovic Halévy et Hector Crémieux, les auteurs du livret, ont été réellement cueillir leur inspiration sur la tombe d’Alfred de Musset ; Offenbach y a planté des roses. L’air de la Chanson de Fortunio est le souffle de la partition ; on le respire d’abord en prélude, puis en accompagnement voilé, puis en motif principal ; je ne saurais dire avec quelle tendresse navrante, quelle grâce amoureuse le compositeur a compris le poëte. L’homme qui a écrit cette petite merveille devrait presque recevoir les excuses de ses juges. J’ai vu pleurer, en l’entendant, ceux-là mêmes que M. Scudo accuse de n’aimer que les parades. Si vous ajoutez à cette perle musicale, qui a le volume d’un grosse larme, le chœur du Vin et des pommes, d’une mélopée si naïve ; les, couplets de madame Laurette : Prenez garde à vous ! d’une facture si originale ; la valse en chœur : Toutes les femmes sont à nous, dont la strette est ravissante ; l’air de Je t’aime, de Valentin, air si passionné ; la Chanson à boire qui fait l’effet d’une vocalise d’oiseau notée au vol, je n’aurai pas encore nommé la moitié des morceaux de cette partition, dont chaque note est sans défaut.
Cette fois, on ne reprochera pas à Offenbach un seul effet musical en dehors des règles, la moindre nuance de mauvais goût. La Chanson de Fortunio est de la musique, de la plus pure et de la plus délicate. Je somme, au nom de la plus sommaire équité, M. Berlioz et M. Scudo d’aller l’applaudir. M. Perrin a déjà commencé. M. Héquet y viendra aussi.
La pièce est chantée à bouche que veux-tu. Une toute jeune fille, mademoiselle Pfotzer, obtient tous les soirs un de ces triomphes qui rappellent les meilleures soirées des Italiens. Sa voix, d’une virginité mordante, faite de cristal et d’acier, enchante l’oreille et perce l’âme. Mademoiselle Chabert est très gracieuse dans madame Laurette. Madame Beaudouin est la plus appétissante des commères. Pour en finir, les figurantes sont jolies c’est le monde renversé. La Chanson de Fortunio fera son tour de France. En attendant je prédis à qui veut l’entendre que le Paris qu’on nomme le plus haut, défilera tout-entier dans le théâtre qu’on ne nomme pas.
Au moment de clore cette lettre, je m’aperçois,, mon cher Villemessant, que j’ai presque l’air d’avoir copié votre déposition en faveur d’Offenbach. Il suffisait de vous pour établir son innocence ; mais j’ai cru de mon devoir d’être un témoin à décharge pour l’auteur de Barkouf ; l’identité de nos allégations ennuiera peut-être les juges en cassation, mais elle contribuera à les convaincre. Si notre pourvoi est rejeté, c’est à Mozart lui-même que je demanderai la grâce d’Offenbach.
XAVIER AUBRYET.