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Sur le galet d’Étretat

Le Figaro – Dimanche 11 août 1854

(…) Ce concert, improvisé et sans prétention, a été l’un des plus intéressants et des mieux composés, auxquels j’aie assisté depuis longtemps. Le ciel me préserve d’ailleurs, gâtant à plaisir l’impression heureuse avec laquelle j’ai écouté chaque artiste, de reprendre ma livrée de critique parisien je veux applaudir des deux mains et de la plume.

Commençons par une artiste indigène, Mlle Marie-Louise Mathurin, la fille du baigneur d’Étretat. Il y a deux ans à peine, cette jeune fille était une humble paysanne, ne connaissant d’autre musique que celle que chante la mer aux falaises de la plage il est vrai que c’est la bonne. M. Dorus devina, en quelque sorte, l’aptitude musicale de la fille du maître nageur et ce fut sa jolie enfant, Mlle Juliette Dorus, qui donna les premières leçons à Marie-Louise. Au départ du petit professeur, Mme Dorus-Gras continua l’éducation à peine ébauchée. A vrai dire, les conseils ne pouvaient se donner que de loin en loin et la jeune paysanne n’eut, en réalité, d’autre maître que son excellente organisation. A Paris, Mlle Malhurin aurait une brillante carrière ; à Étretat, bornant son ambition à n’être qu’une organiste de village, c’est un talent qui s’ignore et qui s’ignorera probablement toujours. Au concert, elle a joué sur l’orgue-mélodium d’Alexandre, avec un sentiment exquis, un andante qu’Offenbach a écrit expressément pour elle.

M. Jouet, qui avait exécuté à l’église un solo de violoncelle, a joué avec un style pur et une grande école la Sérénade de Schubert et la Berceuse de Reber qu’on lui a redemandée. Mlle Jouet, une jeune Américaine, a parfaitement accompagné son mari et exécuté, avec une grande agilité de doigts, la fantaisie devenue classique de Thalberg sur Moïse. M. Dorus, dans un air varié sur Lucrézia Borgia, une très-intelligente jeune fille, Mlle Marie Battu, dans la chanson de Fortunio, la Meunière et les couplets de Pépita, trois compositions d’Offenbach, ont été vivement applaudis. J’allais oublier un amateur de bonne volonté, M. T… qui a dit avec une bonne voix deux jolies chansonnettes. Le piano était tenu, – et d’une vaillante façon, ma foi ! – par une artiste de dix ans, le professeur de Marie-Louise, Mlle Juliette Dorus, qui me fait l’effet de vouloir soutenir dignement le renom de la famille.

Un remerciement tout particulier à Offenbach, en qualité d’exécutant, de compositeur, de directeur et d’orateur. A l’exemple de César, il a voulu réussir de quatre façons différentes. Sa chanson de la Meunière est fort distinguée et fort jolie, sa fantaisie pour deux violoncelles sur des motifs de Robert-le-Diable, est un véritable tour de force de sonorité. Mais, à tout cela, je préfère encore son speech en faveur des pauvres. Tout le talent du monde ne vaut pas un élan du cœur. A la voix d’Offenbach, Mlle de Courcelles a donc continué, au casino, l’œuvre si bien commencée par Mme de Montalembert à l’église. La quête a produit 185 fr., et le tout dépasse 1 ,000 fr. Cette somme a été mise en réserve pour être distribuée, cet
hiver, aux pauvres familles d’Étrelat.

(…) Le croiriez-vous, mon cher Wœstyn ? le classique loto, le loto des portières règne despotiquement sur la population riche et pauvre d’Étretat. Le soir, à la Passée, une délicieuse promenade située à l’extrémité d’un bois de hêtres, les paysans s’installent avec leurs cartons sur la nappe verdoyante d’une prairie. L’un d’eux, le fermier du jeu, tire les numéros avec une volubilité effrayante et en les ornant de toutes les appellations pittoresques. L’autre jour, Offenbach et M. C…… ont fait sauter la banque : mais, avec la libéralité de deux empereurs romains, ils se sont empressés de rendre à César ce qu’ils lui avaient pris, en jetant à la tête des enfants les gros sous qu’ils venaient de gagner aux pères.

Le loto aristocratique se joue chez MM. de C. et C. Il se complique là d’un vocabulaire emprunté à l’école du calembour par à peu près, ce genre que cultivent avec tant d’éclat Alfred de Musset et Augustine Brohan.
Par exemple, le tireur amène un n° qu’il baptise : les deux jambes d’Offenbach tandis qu’un joueur marque le 11 et un autre le 77, autre le 77,
Je l’ai de groseilles… fait Mme L…
Je l’ai parfumeur… répète le docteur G…
– Pas de réclame… s’écrie M. Philippe Dennery à son ennemi intime, le docteur.
– Je ne l’ai pas-de-Calais, continue M. C…
– Je ne l’ai pas-de basque… répond notre ami Villemessant, qui se plaint de n’avoir pas encore étrenné.
Vous l’avez à la fontaine, dit M. R… à Mme C…
– Je ne marquerai pas de la soirée, murmure Mme de C… avec une moue charmante, c’est unique… de garde national.

Et ainsi de suite, pendant toute la soirée.

Adieu, mon cher ami, je finis cette causerie insipide, que je n’aurais peut-être pas dû commencer, et je retourne sur le galet, donner, un coup de main aux travailleurs, qui ne sont même pas les travailleurs de la pensée.

B. Jouvin.

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