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Théâtre des Bouffes-Parisiens

Revue et gazette musicale de Paris – 20 mars 1864

LES GÉORGIENNES,

Opéra bouffe en trois actes, paroles de JULES MOINEAUX, musique de JACQUES OFFENBACH.

(Première représentation le 10 mars 1804.)

En agrandissant son cadre, la direction des Bouffes-Parisiens a compris qu’elle devait en même temps élever son genre, et c’est dans ce but qu’elle a donné aux Géorgiennes les proportions d’un véritable opérac-omique [1], monté avec un soin, avec un luxe qui, jusqu’à ce jour, semblaient ne pouvoir être accessibles qu’à des théâtres subventionnés.

Ce n’est pas à dire pour cela que la fantaisie en ait été exclue ; elle y règne au contraire plus que jamais, et c’est par ce seul lien que les Géorgiennes se rattachent à l’ancien ordre de choses. M. Jules Moineaux, l’auteur des Deux Aveugles, s’est souvenu de son premier succès, et c’est aux mêmes éléments bouffons qu’il a puisé les effets de son libretto. Comment raconter de pareilles énormités, qui déroutent le bon sens, mais qui désarment, par le rire, la critique la plus intraitable ? Nous essaierons pourtant de nous reconnaitre à travers ce dédale de drôleries les plus excentriques.

Les Géorgiennes sont, dit-on, les plus belles femmes de l’Orient, et, à ce titre, elles excitent les convoitises des grands seigneurs turcs. Or, l’illustre pacha Rhododendron a jeté son dévolu sur nous ne savons quelle cité de la Géorgie pour repeupler son harem.

Tous les hommes sont appelés aux armes pour la défense de leurs chastes moitiés ; mais, à l’aspect des trente-deux bachi-bozoucks et et [2] des trente-deux éléphants de Rhododendron, ils battent courageusement en retraite et regagnent leurs foyers.

Les femmes, furieuses de cette désertion, ne veulent pas d’abord les recevoir, et ce n’est qu’en les voyant tous revenir écloppés, avariés borgnes ou boiteux, que leur tendre cœur s’émeut de pitié et qu’elles consentent à leur ouvrir les portes de la ville.

Avons-nous dit que le féroce Rhododendron s’était aussi introduit dans la place ? Pourquoi ? Comment ? Peu importe, ce n’est pas notre affaire.

Toujours est-il que, déguisé en tambour-major, il s’enrôle dans l’armée de femmes, organisée par la belle Féroza, pour remplacer les maris invalides, et qu’il découvre à sa générale la ruse ourdie par ces messieurs.

Féroza, indignée comme de raison, ordonne que l’on chasse tous les hommes, et Rhododendron, trahi par ses propres aveux, est condamné à être fusillé.

— Bien joué, Marguerite ! s’écrie-t-il en marchant à la mort.

Et cette allusion, empruntée à la Tour de Nesle, est à l’instant saisie par toute la salle, qui se tourne en riant vers la loge où Alexandre Dumas assiste, comme un simple mortel en goguette, à la représentation de ce drame cocasse.

Mais Rhododendron a la vie dure ; il échappe à la fusillade, et, grâce à l’intervention d’un traître, il va rejoindre ses trente-deux bachi-bozoucks et ses trente-deux éléphants. Puis, d’accord avec les maris évincés, il reparait dans la forteresse gardée par les Géorgiennes, en employant un nouveau stratagème.

Pour charmer les loisirs du corps de garde, ces dames y ont admis une troupe de bohémiennes qui, à un moment donné, se saisissent de leurs armes, et après les avoir réduites à l’impuissance, se jettent sur Rhododendron et sur ses odieux satellites, privés du secours de leurs éléphants.

Est-il besoin d’expliquer que ce sont les maris qui ont pris ces costumes de bohémiennes, et à qui la peur a rendu l’énergie nécessaire pour rentrer en possession de leurs droits méconnus ?

La partition qu’Offenbach a écrite sur ce canevas joyeusement insensé, est des mieux réussies. Elle fourmille de motifs piquants, originaux, et dans plusieurs passages elle affecte des formes vraiment sérieuses et distinguées, comme par exemple dans la Marseillaise des femmes, qui se chante au troisième acte, et que l’on a bissée avec enthousiasme.

Il nous serait difficile de signaler tous les morceaux saillants qui ont été applaudis à outrance par la salle entière.

Nous citerons néanmoins le gracieux chœur de femmes qui succède à l’introduction ; l’air d’entrée du pacha Rhododendron ; de jolis couplets chantés par Nani, le finale du premier acte, dans lequel sont habilement encadrés une prière et le chœur comique des maris écloppés.

Au second acte, nous avons remarqué les couplets du tambour-major, avec accompagnement d’une douzaine de tambourins, encore des couplets de Nani, très-fins, très-spirituels, et un charmant duo de situation entre Féroza et son époux Jolidin.

Mais si nous nous en rapportons à l’impression générale, le troisième acte l’emporte sur les deux autres. Tout y est ravissant, le chœur des dormeuses, le rondo du pacha, le bel ensemble de la Marseillaise des Géorgiennes et le finale, composé d’une aragonaise entrainante et du retour de la Marseillaise, pour le baisser du rideau.

L’interprétation de l’ouvrage, paroles et musique, est d’ailleurs excellente. Mlle St-Urbain, que nous avons vue aux Italiens el à l’Opéra-Comique, a débuté avec éclat dans le rôle de Feroza ; Mlle Zulma Bouffar est fort gentille dans celui de Nani. Quant aux hommes, on ne peut rencontrer nulle part, si ce n’est au Palais-Royal, une réunion de comiques plus divertissants que Pradeau, Désiré, Léonce, Edouard-Georges, etc.

Les chœurs très-nombreux (on affirme qu’il y a plus de soixante personnes en scène) sont formés, pour la partie féminine, d’une foule de très-jolies filles, fort agréables à voir et à entendre.

Enfin, les décors sont d’un très-bel effet, et les costumes sont d’une richesse extrême et d’un excellent goût.

Si avec tant de motifs de succès, les Géorgiennes ne vont pas jusqu’à deux ou trois cents représentations, c’est que le public parisien sera devenu tout à coup aveugle et sourd, comme les maris de ces dames.

D.

[1Sic

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