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Théâtres

Le Figaro – Jeudi 1er décembre 1859

(…) J’arrive le dernier au rendez-vous de chasse à la biche de madame Geneviève de Brabant.
Le théâtre des Bouffes-Parisiens a donné, la semaine dernière, la parodie musicale à grand spectacle qu’il répétait et qu’il annonçait depuis près de deux mois. Les habitués de la petite salle Choiseul ont pris goût à ces sortes de travestissements scéniques d’une époque mythologique ou légendaire. On n’a point oublié que deux cents représentations consécutives d’Orphée furent impuissantes à assouvir la curiosité d’un auditoire qui, semblable au phénix, renaissait le lendemain de son enthousiasme de la veille. Ce fut à un point que le théâtre dut se lasser avant le public et que, ne pouvant épuiser le succès d’Orphée, il se décida à l’interrompre.

Les bouffonneries musicales qui composent le répertoire classique des Bouffes ne rentrent dans aucun genre connu et défini au théâtre jusqu’ici. L’imprévu, en ce qui concerne le dialogue, y joue le plus grand rôle. Après avoir assisté à une pièce qui a réussi le premier soir, si vous êtes tenté de la revoir à la quinzième représentation et si l’acteur Léonce en est le héros, vous êtes à peu près certain d’écouter une folie inédite, à la musique près, et encore ! Il faut qu’un auteur en prenne son parti et accepte sans mot dire la collaboration fantaisiste de l’acteur devenu le favori d’un public qui se soucie moins d’être respecté que d’être amusé. Lorsque l’auteur a pour son propre compte de l’esprit, et du plus fin, ces étranges audaces de l’interprète, dont la salle est le complice, ne sont pas sans inconvénient : la saillie de bon goût aura tort devant le lazzi insensé ; mais que faire à cela ? Un théâtre ne doit pas se piquer d’être plus raisonnable ni plus lettré que les spectateurs qui le font vivre. Les vieux maîtres qui écrivaient, à la fin du dernier siècle et au commencement de celui-ci, de la musique bouffe en Italie, étaient bien condamnés à un autre supplice. C’est au milieu des éclats de rire de l’auditoire que s’exécutaient les meilleurs morceaux de leurs partitions, morceaux d’autant plus appréciés, applaudis d’autant plus, que, dans ce délire bruyant qu’ils excitaient, les plus ravissantes mélodie défilaient sans être ni entendues ni parfois écoutées. Ces maîtres s’appelaient pourtant Cimarosa, Paisiello, Guglielmi, Anfossi, Générali, etc.

Si j’avais un reproche à faire à MM. Jaime fils et Tréfeu, les auteurs de Geneviève de Brabant, ce serait peut-être de s’être trop complètement effacés, et pour remplir le cadre qu’ils s’étaient donné, d’avoir trop complaisamment passé parole à Léonce et à ses compères. Ils ont compté sur les splendeurs de la mise en scène, sur la vivacité de la musique, sur l’entrain de leurs interprètes, et ils ont eu raison d’y compter ; mais cela ne devait pas les empêcher de faire leur devoir. Si un canevas suffit aux Bouffes-Parisiens, encore faut-il que ce canevas soit bien taillé, et, à partir du second acte de Geneviève, on a dû remettre sur le métier celui de M. Jaime fils et Tréfeu.

La popularité dont jouit la complainte de Geneviève de Brabant me dispense assurément d’analyser la bouffonnerie mise en musique par Jacques Offenbach. On imagine sans peine toutes les folies qui résultent du sens caricatural donné à la légende brabançonne. Le moyen de parler d’une pièce des Bouffes avant quinze jours ? Laissez donc aux acteurs principaux le temps de faire leurs rôles et de choisir, dans les improvisations de chaque soir, une somme d’effets suffisants que doit consacrer par la suite la bonne humeur du public. La musique de Geneviève ne variant pas, c’est elle seule qui va nous occuper.

Cette musique a été généralement goûtée. Elle a la facilité et le premier jet des partitions ses aînées. Offenbach connaît à merveille le public auquel il a affaire ; c’est par l’écorce musicale et non par la pensée qu’on touche ce public mobile, bruyant et superficiel ; il faut lui plaire et n’espérer point de le rendre attentif ; il faut doubler le vertige de ses passions par celui de la musique. Comme il lui arrive parfois de jouer une comédie dans la salle, il est nécessaire que la comédie de la scène ne l’empêche pas de se trouver à deux endroits à la fois. Il est intelligent, il comprend à demi-mot, mais il est pressé de s’amuser. Il n’accorde quelque attention qu’à la gaieté qui le trappe comme un éclair ; il n’a de sympathie que pour l’actrice qui se trémousse et les airs vivement rhythmés auxquels il donne rendez-vous au bal de l’Opéra.

Voilà de dures conditions imposées à un musicien ; mais un homme habile sait au besoin tirer son talent et son originalité du milieu de ce bacchanal. Sérieux, lors même que la frivolité est l’élément de ses compositions, il donne à ses mélodies assez de force et de vie pour qu’elles ne succombent pas sous le piétinement des héros et des héroïnes du quadrille et de la polka. Je n’ai pas la prétention de citer, avec la fidélité d’un tableau thématique, la partition en entier de Geneviève de Brabant, ni même d’en indiquer les morceaux dans l’ordre où je les ai entendus. L’essentiel est que je n’oublie pas ceux qui méritent le plus justement d’être remarqués. On a applaudi au premier acte les couplets de Mathieu Laensberg, une ballade très jolie et très distinguée chantée par mademoiselle Tautin, le coquerico dit par Léonce, avec une reprise très amusante du chœur, le chant de guerre de Charles Martel, et le final du départ pour la Palestine. Ce final est un pendant très heureux de la marche des dieux dans Orphée. Il est taillé sur le même patron, ce qui ne veut pas dire qu’il lui ressemble comme mélodie. Il se compose d’un motif à notes sautillantes que traverse un second motif attaqué fortissimo par les cuivres, doublés de toute la masse vocale et orchestrale. A la première représentation de Geneviève, le public a fait relever le rideau et a voulu entendre ce finale une seconde fois. C’est une bonne fortune pour l’orchestre de Strauss ; je me demande seulement, si, à l’attaque de l’artillerie de Sax, le plancher de l’Opéra sera en état, sans s’effondrer sous les pieds des danseurs, de soutenir ce choc formidable.

Ou a pratiqué force coupures dans le second acte de Geneviève  ; je ne saurais vous dire au juste dans quelle proportion la musique a concouru à ce sacrifice. On en a élagué un pot-pourri des vieilles chansons françaises au dénoûment ; c’était une exhibition de costumes et un échantillon d’airs que rien ne justifiait et qui ont causé un véritable désordre dans une action suffisamment décousue. Il y a un morceau charmant qui ouvre ce second acte ; c’est un quatuor de chasse pour quatre voix de femmes, chanté à bouche close afin d’imiter la sonorité d’une fanfare de cors. Le premier cor, — mademoiselle Chabert, — a si bien exécuté sa partie, que le public a fait bisser la fanfare. La jeune artiste avait dit au premier acte un air ou des couplets qu’on lui avait également redemandés. La chanson du Bébé deviendra vite populaire ; c’est une cantilène simple et jolie : elle eût suffi au succès d’une comédie à ariettes de Feydeau, à l’époque où les habitués de notre théâtre national voulaient à toute force fredonner un air à la sortie du spectacle et en rapporter des bribes à leurs ménagères.

En résumé, je vous donnerai mon avis sur la pièce de MM. Jaime fils et Tréfeu, le jour où Léonce, Désiré et mademoiselle Tautin l’auront faite. — Espérons qu’ils ne nous feront pas attendre. Vous savez tout ce que je pense de la musique de Geneviève de Brabant. Il me faut louer aussi pour être juste les costumes, qui ont été dessinés par Gustave Doré ; les décors, qui ont été brossés par Thierry ; la mise en scène, qui est l’œuvre d’un anonyme qui a fait autrefois en ce genre ses preuves avec éclat sur un bien grand théâtre. Il ne m’est pas permis de vous révéler le nom de ce Dioclétien qui, après avoir abdiqué la grandeur et le pouvoir, assortit si harmonieusement des bouquets de femmes sur la petite scène d’Offenbach.

Je n’accorde pas qu’on ait une autre opinion que la mienne sur Léonce, le margrave Sifroid. Léonce, c’est le génie de la parade, le parangon de la farce, le soleil de la parodie. Aveugle qui ne le voit pas ! faut-il s’écrier avec Bonaparte. — Quant à Désiré (Golo), on peut le discuter, je n’y mets pas d’obstacle. Vous amuse-t-il ? j’y donne les mains. Le trouvez-vous grimacier ? cela pourrait bien être. Prenez-le, laissez-le,

Je m’en soucie autant qu’un poisson d’une pomme.

Je prise infiniment, au contraire, le jeu et le chant de Mathieu Laensberg, — du page Gracioso, — du Chevalier noir, — d’Isoline et de Sarah. En cela je ne suis que l’écho de ce public folâtre des Bouffes, dont mademoiselle Tautin est la reine Bacchanal. — Mademoiselle Maresehal se contente d’être bien jolie dans Geneviève ; le rôle lui est facile, mais autour d’elle personne ne peut le lui disputer, pas même mademoiselle Rose Deschamps qui, malgré ses cheveux d’or et son visage de chérubin, fait essuyer chaque soir, en sa personne, un échec au Comité des blondes. (…)
B. JOUVIN

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