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La Soirée Théâtrale

Le Figaro – Mercredi 6 octobre 1875

Je viens de rencontrer, dans un théâtre que je ne nommerai pas, un directeur, que je ne nommerai pas, à la recherche d’une saynète pour une petite actrice – cabotine serait le mot plus juste – que je ne nommerai pas davantage.

Voici l’histoire. J’en garantis l’authenticité, et il est bien certain que j’aurai, avant peu, l’occasion de vous en nommer les héros.

La petite actrice – cabotine serait le mot plus juste – soupait, il y a quelques nuits, au Café Anglais, avec une demi-douzaine d’étrangers, il n’y a pas de mal à cela, n’est-ce pas ?

Le Champagne commentait à produire son effet quand la petite actrice se mit à imiter Théo avec une perfection que Mlle Berthe Legrand elle-même n’a pu atteindre. Tout le répertoire de la blonde diva des Bouffes y passa : la Jolie Parfumeuse, Pomme d’Api, et les chansons, et les rondeaux, et les couplets.

Les étrangers se tordaient. Jamais le Café Anglais n’avait vu étrangers plus contents.

Cependant il y en eut un qui ne paraissait pas au niveau de l’enthousiasme général.

– Eh bien, là-bas, lord Chose, lui criait-on, vous ne dites rien ? Vous trouvez donc cela mauvais ?

– Moi, répondit lord Chose, pas du tout… je trouve cela charmant.

Puis se tournant vers la petite actrice :

– Mais tu ne ferais pas cela dans un théâtre ! ajouta-t-il.

– Pourquoi donc pas ?

– Parce que tu n’as jamais joué que des rôles de quatre sous… et mal encore !… Je parie que tu ne t’y risquerais pas !

– Je parie que si !

– Je parie que non !

– Combien ?

– Dix mille francs !

– Marché conclu !

Voilà la jeune cabotine à la recherche d’un théâtre.

Elle va aux Variétés d’abord. M. Bertrand lui fait comprendre qu’il a la Boulangère. Aux Bouffes – J’ai la Créole ! lui dit M. Comte. Et ainsi de suite dans tous les théâtres de genre.

Elle finit par frapper à la porte du directeur que je ne nommerai pas, au théâtre que je ne nommerai pas davantage.

Ce directeur est l’ami des femmes. La petite actrice lui explique son cas.

– Il n’est pas possible, dit-elle, que je perde mon pari. D’abord, pour le payer, je serais forcée de faire les sacrifices les plus durs.

– Oh ! ce serait affreux ! s’écrie le directeur. Il ne le faut pas ! Je te réponds du succès. Tu joueras chez moi. Seulement, il me paraît nécessaire d’encadrer tes imitations dans un petit à propos. Quelque chose de court et de très spirituel. Je te trouverai cela !

Mais c’est ici qu’a commencé l’embarras du directeur.

Où trouver un auteur voulant se charger d’écrire pour une jeune cabotine, sans aucun talent d’ailleurs, un à-propos aussi piquant que court ?

Dumas travaille pour les Français, Sardou pour le Gymnase, Barrière pour le Vaudeville, Augier et Labiche pour le Palais-Royal, Buguet lui-même est occupé ailleurs.

Il cherche partout, le malheureux directeur, un auteur de bonne volonté.

S’il en trouve un, la demoiselle est sûre de gagner son pari – car ce n’est pas l’aplomb qui lui manque.

Il n’y a pas bien longtemps, à Bruxelles, dans une représentation a bénéfice, elle avait carrément accepté de chanter la lettre de la Périchole. Elle s’était fait annoncer en grosses lettres sur l’affiche. Quand son tour arriva, elle entre en scène, commence

Ah ! mon cher amant, je t’adore…

Se trouble, perd la mémoire, s’écrie :

– Zut ! je ne peux plus !

Et se sauve dans les coulisses.

Ce fut un des plus brillants succès de sa carrière théâtrale.

Un monsieur de l’orchestre.

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