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Lettres du Paradis

Le Figaro – Vendredi 18 janvier 1867

IV

Nice, 16 janvier 1867.

Durant mon court séjour dans la cité qui a vu naître Garibaldi, je n’ai pas manqué d’aller au théâtre. Les blasés de l’asphalte sont ainsi faits : ils quittent la grande ville, tout réjouis de fuir ses pompes fatigantes ; ils se promettent une existence calme, une vie rangée, consacrée exclusivement à la visite des monuments et à l’observation des mœurs... Mais ils ont peine posé le pied dans un chef-lieu que les voilà en quête des émotions répudiées. Ils s’informent du nombre des temples élevés au culte des joies mondaines et cherchent une contrefaçon des plaisirs qui ont jauni leur teint et brûlé leurs paupières.

Nice possède deux salles de spectacle. Dans l’une, on exécute l’opéra italien ; dans l’autre on massacre le vaudeville et l’opérette. Voulant sacrifier d’abord à la mélodie transalpine, j’ai été en – compagnie de trois Parisiens – ouïr Crispino e la Comure.

Me montrerai-je sévère à l’égard d’une troupe qui supplée au talent par la bonne volonté ?... Je me contente d’émettre un regret, M. Alphonse Karr se trou vait dans la salle, et aucune de mes connaissances ne put me présenter à ce maître qui m’eût certainement exprimé son avis d’une façon originale. J’aurais sûrement fait preuve – en m’inspirant de son opinion, d’une érudition critique dont je suis dépourvu.

On prétend que l’auteur des Guêpes est devenu mélomane enragé. C’est, à mon sens, le signe d’une caducité que dément son visage toujours jeune sous sa barbe grisonnante, toujours railleur sous sa couche de hâle.

Depuis que M. Karr a négligé la littérature pour s’adonner au jardinage, nous nous le figurons couvert d’un sayon, les pieds chaussés de lourds sabots, et la dextre armée d’une bêche englaisée. Notre erreur est grande ; car j’ai croisé dans les couloirs l’ex-polémiste, et il ne portait aucun de ces accessoires rustiques. Je n’ose croire qu’il les ait déposés au vestiaire.

Avant de quitter la salle Ventadour de cette préfecture maritime, je veux vous signaler une bizarrerie de son règlement.

Toute personne qui y loue par avance un fauteuil ou une loge, est tenue de verser, à son entrée au théâtre, un supplément de 1 fr. 50 c. dans les mains du buraliste. Nous avons protesté contre cet usage, quelque peu illogique – étant donné le prix fort raisonnable mentionné sur nos coupons.

– Messieurs, nous a répondu le contrôleur, c’est comme cela partout en France. Vous vous en convaincrez si jamais vous allez à Paris.

Je me suis rendu le lendemain au Théâtre-Français où j’ai assisté à une représentation extraordinaire donnée par le comique (?) Levassor... Ravel l’avait précédé sur cette scène spacieuse et y avait récolté, en compagnie de mademoiselle Deschamps (le meilleur sujet de sa troupe) des bravos multipliés. Quant aux pensionnaires du cru, je ne puis, malgré mes propensions à l’indulgence, leur tresser des couronnes. Mon ami Offenbach est d’accord avec moi sur ce point. Ainsi qu’on l’a pu lire dernièrement dans le Figaro, il a conçu un tel déplaisir de la défectueuse interprétation de ses œuvres, qu’il a interdit au directeur de les monter. Le grand Jacques, en maestro gâté, n’admet pas que ses partitions tombent du larynx des rossignols dans celui des canards ! A-t-il bien tort... le colonel ?

L’auteur de la Belle Hélène habite dans l’hôtel des Etrangers, un rez-de-chaussée luxueux précédé d’une terrasse sur laquelle il promène sa diaphane seigneurie. Les flâneurs de l’allée des Anglais ont observé qn’il apparaissait tous les jours sur son balcon, de midi à trois heures.

Ils ont également remarqué son torse grêle flottant dans une robe de chambre marron et son bonnet d’astrakan dont les bords sont dépassés par un nez de première grandeur. Accoutré de la sorte, maître Jacques ressemble plutôt à un alchimiste qu’à un compositeur... Et de fait, il y a de l’alchimie dans son cas, à ce chercheur ! Il jette dans son cerveau (sa cornue) des ingrédients ignorés. Sa muse active le feu du réchaud et l’alambic recèle, trois mois plus tard, la pierre philosophale. Demandez plutôt à ceux qui lui comptent ses droits d’auteurs !

Presque tous les Niçois savent le nom et la qualité de leur hôte illustre. Il en est cependant que son costume jette dans la plus profonde erreur.

– Ah voilà le Polonais ! a dit devant moi à sa bonne un garçonnet joufflu au moment où le père de tous les Bu qui s’avance a fait son entrée sur son perron.

– C’est pas un Polonais, a répondu son cornac en se penchant vers une nourrice qui marchait à ses côtés, je tiens d’un garçon de l’hôtel que c’est le mari d’une poitrinaire russe... Elle a trépassé l’an dernier, et le pauvre homme en a été si chagrin qu’il en a maigri comme vous voyez... Il va souvent faire des promenades dans une barque au large. L’autre jour, il a eu le mal de mer, et, en assistant à ses nausées, le patron du canot s’est écrié « Si mon client continue, qu’est-ce qu’il en restera tout à l’heure ? »

J’aurais pu calmer les appréciations de ce pilote. Sous une apparence délicate Offenbach cache une constitution robuste, et au point de vue moral comme au point de vue physique, il peut écrire sur son blason la devise de je ne sais quel seigneur tourangeau : « PROLIFEX ET SUPERBUS. »

L’auteur d’Orphée est venu parfaire ici deux partitions nouvelles : la pièce des Variétés et Robinson Crusoé – une commande de M. de Leuven. Le maestro travaille d’ordinaire assis devant son piano. Sur un guéridon placé à sa droite, on aperçoit des cahiers de vélin réglé couverts de petites barres imperceptibles... Et dire que ces pattes de mouche détermineront un jour les convulsions chorégraphiques de vingt peuples !

Quelques portraits d’enfants dominent ces paperasses ce sont ceux de la petite famille du compositeur. C’est sous le chaste regard de ces chérubins candides qu’éclosent les trilles de mademoiselle Schneider ! Il y a, tout de même, des choses bizarres en ce monde !

Des fenêtres de l’appartement occupé par le populaire producteur, on aperçoit la mer. Un Anglais (je le soupçonne d’être payé par le fermier des bains) se plonge tous les jours, à onze heures, dans ce cobalt liquide, et il semble prendre à ce délassement anachronique un plaisir extrême. Il n’y a pas la moindre forfanterie dans l’acte du fils d’Albion, et, lorsqu’il sort tout violet des bras de Thétys, il parait contrarié des exclamations de eaux qui s’apitoient sur sa manie.

On dit qu’après avoir risqué sa santé le matin dans cet ébat réfrigérant, mylord risque sa fortune le soir, au cercle Massena, où l’on se livre à une bouillotte échevelée. Ce club m’ayant été signalé comme une institution grandiose, je m’y suis rendu. J’ignorais qu’il fallût – pour pénétrer dans le temple du quarante de face – être patronné autrement que par un nom répandu et je me trouvais fort empêché lorsqu’un valet, qui ne lit pas le Figaro (le malheureux !!!), vint me demander ma carte d’entrée. Fort heureusement, je me heurtai, en me retirant, contre un membre fondateur qui voulut bien répondre de ma moralité. C’était le baron Vigier, à la villa duquel je vais consacrer – sans autre transition – quelques lignes bien senties.

(...)

Adrien Marx.

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