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Bouffes-Parisiens

Revue et gazette musicale de Paris – 9 septembre 1855

Une pleine eau . – Le Violoneux.

Offenbach peut fort bien se dire, comme Alfred de Musset :

Mon verre n’est pas grand, mais je bois dans mon verre.

Son petit théâtre est une espèce de maison de Socrate, trop étroite chaque soir pour les vrais amis, car ce sont des amis qui payent. Pour l’ouvrir, il a fort habilement saisi l’heure où les autres théâtres, sûrs de faire de l’argent, ne faisaient pas le moindre bruit ; il s’est mis tout de suite à faire du bruit et de l’argent. Aujourd’hui encore, tandis que rien de nouveau n’apparaît sur nos scènes lyriques, il continue de former son répertoire et sa troupe : il donne de jolies pièces et produit de jolies actrices, quoiqu’avec ses Deux Aveugles il puisse se passer de tout cela.

Une pleine eau, c’est Venise en carnaval (mais non le Carnaval de Venise) ; c’est le sarcasme bouffon lancé comme un pétard sur la barcarolle, les lagunes, le conseil des Dix et le suicide. On y voit un mari fatigué de sa femme, une femme lasse de son mari, se plongeant dans les flots d’un commun accord, pour mettre fin à leurs ennuis et à leur esclavage ; mais, par malheur, ils ont pris tous les deux des leçons de natation, et en sont quittes pour un bain froid. Le mari retrouve son neveu, la femme son amant, le tout en la personne de Bellotino, se consolant dans l’or et dans l’ivresse de leur commun trépas. A son tour, ils l’obligent à sauter par dessus le balcon ; Bellotino saute donc, mais il sait nager aussi, le traître, et il tire sa coupe en chantant à pleine poitrine le refrain narquois de la fameuse pièce des Ombres chinoises, le classique Pont cassé !

C’est par cette phrase musicale, profondément gravée dans toutes les mémoires, que débute l’ouverture d’Une pleine eau. Le Pont cassé sert d’introduction au Pont des Soupirs, et quels soupirs ! La pièce de M. Jules Servières est finement burlesque, et la musique est comme la pièce. Pradeau et Berthelier, dans les rôles du mari et de l’amant, se donnent de la parodie à cœur joie, et le chant de Pradeau s’embellit de temps à autre d’un Jodeln tyrolien très-comique à Venise. La nouvelle actrice qui débutait dans le rôle de Francesca, Mlle Schneider, réalise l’idéal de la prima donna que devait poursuivre Offenbach. Elle est des plus séduisantes à voir, des plus agréables à entendre ; elle dit juste et ferme ; elle a de l’aplomb et déjà du talent. On dit qu’elle arrive de province, mais à coup sûr elle n’y retournera pas.

Le Violoneux semble né de quelque légende bretonne. La pièce tient de son origine par sa simplicité, sa naïveté un peu sérieuse. Il s’agit d’un pauvre bonhomme, le père Mathieu, qui n’a jamais eu que son violon pour tout bien. Ce violon lui a été légué par son père, avec recommandation formelle de ne briser l’instrument que dans un jour de détresse extrême. La détresse a eu beau venir, le père Mathieu n’a rien brisé ; mais un jeune gars du village, que la chance vient de faire conscrit, s’imagine que le violon du père Mathieu est tout rempli de maléfices ; il s’en empare et le met en morceaux. Le violon a cela de commun avec la boîte de Pandore qu’il y reste quelque chose au fond, et ce quelque chose, c’est plus que l’espérance : c’est la certitude pour le père Mathieu de rentrer dans le patrimoine dont on l’a dépouillé ; ce sont les titres qui le constituent seigneur du château voisin, où tout à l’heure il demandait l’aumône pour racheter le jeune conscrit. Cette aumône, une jeune fille, un ange la lui a faite d’une manière si généreuse et si gracieuse que le père Mathieu déchire ses titres, renonce au château et reprend son gagne-pain : le violoneux mourra violoneux ; et voilà comme un bienfait n’est jamais perdu.... au théâtre des Champs-Élysées.

La partition écrite par Offenbach sur ce canevas pastoral est un petit chef-d’œuvre de naturel et d’art. Il y a mis beaucoup de son esprit et beaucoup de son cœur. Son Violoneux est empreint d’une nuance de mélancolie tendre qui ennoblit sa joie et rend ses douleurs plus touchantes. La ronde bretonne et la complainte sur le violon brisé sont du meilleur style. Les couplets de Pierre : Conscrit, conscrit, je suis conscrit ; la demande en mariage, adressée à Pierre par Reinette, et que termine une strette à deux voix, d’un rhythme original ; le duo militaire, dans lequel Reinette prouve au père Mathieu qu’elle sait faire l’exercice, sont encore des morceaux excellents dans leur genre, d’autant plus qu’ils s’en tiennent à ce genre et ne visent pas plus haut. On ne s’étonnera pas que le compositeur ait traité le violoncelle, dont la voix grave se mêle à l’introduction et à la complainte, avec toute son expérience et sa prédilection d’artiste. Offenbach a eu raison de travailler chez lui comme pour lui.

Le Violoneux est fort bien joué d’abord par Mlle Schneider, qui n’a pas moins réussi dans sa toilette bretonne que dans ses atours vénitiens ; par Berthelier, qui n’est jamais le même, et par Darcier, dont la physionomie est remarquable dans le rôle du père Mathieu. Cependant, nous lui conseillerons, s’il veut devenir tout à fait comédien, d’oublier un peu son talent et ses succès de chanteur. Comme chanteur même, il y a d’autres procédés à suivre au théâtre qu’au salon. Le théâtre ne souffre pas certains retards, certaines complaisances, certaines manières de chercher le son, de le poser, de le prolonger, dont le salon fait ses délices. Au théâtre, le voisinage du dialogue impose au chant des limites qu’il ne doit pas dépasser. Il ne faut pas que l’auteur s’expose au reproche de trop chanter pour un homme qui parle, non plus qu’à celui de trop parler pour un homme qui chante.

Le Violoneux, précédé d’Une pleine eau et toujours suivi des Deux Aveugles, attire une foule telle que le théâtre n’y peut suffire. On renvoie plus de monde qu’on n’en reçoit : heureusement le Cirque est en face. Il serait plaisant qu’un soir sa vaste salle se remplit tout entière du public qui n’aurait pu entrer aux Bouffes-Parisiens.

R.

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