A M. le Directeur de la Revue et Gazette musicale.
New-York, 6 janvier 1868 [1].
Avant mon départ de Paris, je vous ai promis d’envoyer à votre journal quelques notes sur les théâtres et la musique à New-York. Je m’empresse donc de mettre ma promesse à exécution.
Vos lecteurs savent déjà que nous avons ici deux troupes lyriques, voire même trois, qui se sont donné pour mission de faire connaître tout le répertoire bouffe au public américain. — L’une de ces compagnies est dirigée par M. Bateman, l’autre par M. Grau.
Jusqu’à ce jour, c’est le maestro Offenbach à qui sont échus tous les honneurs de la présentation ; mais M. Grau annonce pour jeudi l’Œil crevé, et le nom de l’auteur de la Périchole, qui a tenu les affiches depuis au moins un an, va s’effacer pendant quelques jours pour faire place à Hervé. — L’imprésario Bateman reste fidèle à celui qui a fait sa fortune, et, après nous avoir délectés avec la Grande-Duchesse, la Belle Hélène et Barbe-Bleue, il vient de nous offrir les Bavards, la Chanson de Fortunio, Lischen et Fritschen, et enfin la Périchole. — Je consacre aujourd’hui toute cette correspondance à la troupe Bateman ; dans ma prochaine, je vous parlerai de la compagnie Grau.
Vous connaissez, sans doute, le résultat de la production des trois premiers opéras mentionnés plus haut ; il me reste donc à vous parler des autres. Les Bavards, une des perles du répertoire bouffe, nous ont été donnés avec Mlle Tostée dans le rôle qu’à créé Mme Ugalde, et on ne saurait, avec peu ou point de voix, mieux se tirer d’affaire que ne l’a fait la prima donna de M. Bateman. Actrice consommée, elle supplée par la perfection de son jeu à l’insuffisance de son organe. — Malheureusement, à la dixième représentation il lui est arrivé un accident. Elle a trébuché dans l’escalier du théâtre et s’est fait une grave blessure à la tête. Mlle Irma Marié a repris le rôle de Roland et elle le chante à ravir. Je citerai encore dans les Bavards M. Leduc, qui joue Torribio d’une façon remarquable. Cet artiste a obtenu beaucoup de succès dans le rôle du prince Paul de la Grande-Duchesse ; ce serait une excellente acquisition pour les Variétés. Retenez ce nom, car vous le verrez un beau matin figurer sur les affiches du théâtre de M. Cogniard. — Mlle Irma Marié a repris également ici son rôle de Valentin dans la Chanson de Fortunio, et elle s’y fait beaucoup applaudir.
J’arrive maintenant à l’événement de la saison, la Périchole. D’abord permettez-moi de vous donner la distribution des rôles : Piquillo, M. Aujac. — Don Andrès, M. Leduc. — Panatellas, M. Lagriffont. — Don Pedro, M. Edgard. — La Périchole, Mlle Irma Marié. C’est hier soir qu’a eu lieu la première représentation, et vous serez le premier à savoir au juste le résultat obtenu par ce dernier ouvrage du maestro Offenbach. Et d’abord, M. Bateman n’a pas épargné l’argent pour en assurer le succès. La mise en scène est splendide, les décors sont réussis (mieux, peut-être, qu’à Paris), les costumes fort beaux et la réclame n’a pas fait défaut. Aussi, malgré un temps affreux (une pluie battante et une neige fondante), l’heureux imprésario a-t-il fait salle comble et il faut vous dire que Pike’s Opéra House contient à l’aise 3,000 personnes. — La brochure avait subi certaines modifications qui n’ont d’ailleurs pas nui au succès. Quant à la musique, il va sans dire qu’on n’en a pas retranché une note. — Le personnel des chœurs est très-nombreux et s’est distingué par un ensemble, une précision très-louables. L’orchestre, sous la direction de M. Brigfeld (administrateur du théâtre, qui comprend beaucoup mieux l’économie théâtrale que la mesure), a laissé un peu à désirer, mais à la longue ces défauts finiront par disparaître.
Mlle Marié n’égale pas précisément Mlle Schneider dans le rôle de la Périchole. Elle n’en a pas saisi l’esprit et s’est abandonnée aux cascades qu’elle aime beaucoup trop. Néanmoins, elle a eu beaucoup de succès. « La lettre » a été détaillée très-finement et fort bien chantée ; elle a valu à Mlle Irma un rappel et un bis. — La scène de la « Griserie, » si bien interprétée par Mlle Schneider, a été littéralement ratée par Mlle Irma Marié. Un rire idiot, un roulement d’yeux convulsif, des gestes saccadés, voilà comment la Périchole de New-York a compris cette délicieuse fantaisie. Le motif musical qui est si joli n’a presque pas été entendu, tant il a été chanté à voix basse. Au second acte (il y en a trois ici ; le troisième commence après le chœur des « Maris récalcitrants »), rien de remarquable pour Mlle Marié. En revanche, elle s’est fait applaudir à outrance dans le troisième acte avec les couplets « Ah ! que les hommes sont bêtes ! » — M. Aujac (Piquillo) a eu les honneurs de la soirée. Il possède une fort jolie voix de ténor dont il tire un excellent parti. Il n’est pas moins bon comédien et il a créé le rôle de Piquillo avec autant d’esprit et plus d’organe que Dupuis. Tous les morceaux suivants chantés par lui ont été bissés : « Il grandira, » et les couplets « Je dois vous prévenir, madame, » au premier acte ; « Les femmes » et son air de la Présentation, au second acte ; mais où son succès a été le plus complet, c’est dans la scène où il repousse la Périchole : « Ecoute, ô roi ! je te présente ; » ce morceau a été bissé aux acclamations de la salle entière ; enfin, il a dû redire jusqu’à six fois avec Mlle Irma Marié la jolie guitare du « Chanteur et la Chanteuse, » qui est déjà devenue populaire. Il a été, en outre, fort comique dans la scène de la pendaison et très-dramatique lorsqu’il apprend l’abandon de la Périchole. Quant à M. Leduc (le vice-roi), il n’a pas encore bien saisi le côté comique de son rôle, mais cela viendra. Un mot de compliment à MM. Lagriffont et Edgard (Panatellas et don Pedro), qui ont eu un succès de fou rire, grâce à la tête qu’ils s’étaient faite. Ce compliment s’adresse aussi à M. Guidon (un des notaires), qui a créé ce petit rôle de la façon la plus drôle. M. Guidon n’est d’ailleurs pas le premier venu, et vous l’avez souvent entendu à Paris, alors qu’avec son frère il charmait les amateurs de concerts. Voilà pour les interprètes ; je dois ajouter que M. Bateman a intercalé au troisième acte un pas de quatre fort bien dansé, mais un peu long, et qui pèche par la musique, laquelle n’est ni de Meyerbeer, ni de Verdi, pas même d’Offenbach, tant s’en faut !
La presse américaine, à propos de la Périchole, semble livrée aux mêmes incertitudes que le fut jadis la presse parisienne lors de la première représentation. Toutefois, le Herald, le Courrier des Etats-Unis, le Times, sont très-favorables ; mais le véritable juge, le public, a prouvé hier soir, une fois de plus, que la musique d’Offenbach était loin de l’avoir lassé, et, pour ma part, je suis sur qu’on peut dire des recettes : « Elles grandiront, elles grandiront, etc. »
Bien à vous,
Le Cable.
P. S., 16 janvier. — On nous annonce qu’au mois de février l’Académie de musique ouvrira ses portes pour une petite saison d’opéra italien, sous la direction de Max Maretzek. — Un établissement créé à l’instar de l’Alhambra de Londres a été inauguré ces jours-ci par M. Léonard Grover, bien connu pour ses tentatives malheureuses d’importation ici de l’opéra allemand. Il est desservi par une troupe comique munie d’un bon orchestre, et par une troupe d’acrobates. Il y a de plus cabinet de lecture, restaurant, café, etc., et il attire beaucoup de monde. — On vient de jouer l’Œil crevé au théâtre Français. Malgré le talent qu’y a déployé Mlle Rose Bell, il n’a pas produit l’effet attendu. Nous ne sommes pas encore à la hauteur de ces insanités. — Par contre, le succès de la Périchole s’affirme de plus en plus, et la salle du théâtre Pike est comble tous les soirs. — Vendredi 8 janvier, Mme Parepa, qui vient de faire, avec un grand succès, une tournée dans la Californie et les Etats du Pacifique, a reparu pour la première soirée de la saison, aidée de Cari Rosa (son époux) et de quelques autres artistes de moins de renom. L’auditoire était très-nombreux, et Mme Parepa a été accueillie avec enthousiasme par un public qui accepte cette cantatrice comme la plus belle voix de soprano qui est jamais visité cette rive de l’Atlantique. — La représentation donnée à l’Académie de musique au bénéfice de la Société française de bienfaisance avait rempli la salle. Elle a été très-belle et la recette très-fructueuse. — Les concerts populaires du dimanche donnés par M. Th. Thomas, sont très-suivis ; il en est au huitième.