Jacques Offenbach
II
Bien qu’obligé de jouer tous les soirs du violoncelle à l’Opéra-Comique, Offenbach ne cessait de travailler a des opéras qu’il espérait faire exécuter un jour. C’est vers cette époque qu’il composa, pour Achard et pour les débuts de Grassot, la musique d’un vaudeville qui obtint un grand succès et dont le titre était Pascal et Chambord.
Peu à peu le nom d’Offenbach se répandit dans le monde des artistes ; ses concerts, ses mélodies, des chansonnettes (les Fables de La Fontaine), obtinrent un certain succès, et, un beau jour, c’était en 1847, il se vit appelé à prendre le bâton de chef d’orchestre au Théâtre-Français. À peine arrivé là, Offenbach essaya quelques-unes de ses productions, si bien qu’un jour Alfred de Musset, ayant à faire chanter des couplets dans le Chandelier, qu’il faisait répéter, le fit monter au cabinet du directeur et le pria de les mettre en musique. Ce fut ainsi qu’il composa la Chanson de Fortunio, qui a contribué au succès du charmant opéra-comique de ce nom, qu’Offenbach a écrit il y a quelques années.
Comme on le voit, notre héros avait déià fait du chemin. Mais son ambition n’était pas de rester toute sa vie chef d’orchestre du Théâtre-Français ; il multipliait ses concerts le plus possible et grâce au concours de Roger, d’Hermann-Léon, de Mmes Ugalde, et Sabatier, il arrivait de temps en temps à faire entendre au public ses petits opéras-comiques qu’il n’avait pas encore songé à baptiser du nom d’opérettes. C’est ainsi qu’il donna à la salle Herz un grand festival dans lequel il fit représenter le Trésor à Mathurin, opéra-comique chanté par Mmes Lemercier, Meyer (depuis Mme Meillet), Théric et Sainte-Foy, bluette que tout le monde a entendue aux Bouffes, sous le titre du Mariage aux lanternes.
Survint la révolution de 1848, qui fit des loisirs forcés à Offenbach ; il les employa à composer un grand opéra intitulé la Duchesse d’Albe, qu’il ne put jamais parvenir à faire accepter à aucun théâtre.
Il en était, hélas ! de ses autres ouvrages comme de la Duchesse d’Albe ; toutes les portes se refermaient impitoyablement devant eux, et Offenbach acquit un jour cette certitude qu’à moins d’attendre au moins dix ans pour se faire jouer un petit acte dans un théâtre, il se verrait dans la nécessité de s’en construire un à lui-même.
Cette idée fit son chemin comme on le verra plus loin.
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En attendant, il se créait partout de nombreuses relations et il n’était pas de salon à Paris où il ne fût toujours invité. Victor Hugo fit comme tout le monde. Les habitués de sa maison se rappellent y avoir vu Offenbach promenant à son bras sa jeune femme éclatante de beauté.
Bien qu’arrivé à Paris plus tard qu’Offenbach, la chance voulut que j’y prisse quelque importance avant lui. J’avais créé la Sylphide qui me donnait droit de cité parmi les journalistes. Touché des efforts que faisait Offenbach avec qui je m’étais lié d’amitié, j’allai un jour trouver M. Perrin, nouvellement nomme directeur de l’Opéra-Comique. Je lui expliquai la confiance que j’avais en le talent et en la volonté de Jacques, comme nous l’appelions. M. Perrin me promit de lui donner un livret, ce viatique si désiré par les compositeurs. On juge de la joie d’Offenbach à cette nouvelle.
Malhéureusement, malgré sa promesse, M. Perrin ne trouvait pas de pièce lui paraissant convenir aux tendances, à la nature de son nouveau compositeur et celui-ci, blessé mais non découragé, demandait à tous les auteurs de lui confier un poëme.
A bout de sollicitations, offensé des dédains des gens arrivés, il pensa un jour qu’il taisait fausse route et, comme je l’ai dit plus haut, comprit que le directeur de théâtre qui lui voudrait le plus de bien, c’était encore lui.
Aussitôt il se mit en marches et démarches et découvrit aux Champs-Elysées un petit théâtre en face le Cirque où un physicien nommé Lacaze s’était installé ; grâce à ses relations, Offenbach obtint le privilége, mais ce n’était pas tout, il fallait de l’argent pour installer un théâtre de musique, si petit qu’il fut.
Immédiatement j’allai chez lui pour lui dire que par bonheur, j’avais trouvé la somme qui lui était nécessaire. C’était je crois une vingtaine de mille francs.
Les Bouffes parisiens étaient créés. Le théâtre ouvrit le 5 mai 1855, et je contribuai dans la mesure de mes forces à son succès. Mon Figaro avait paru depuis un an ; j’en fis comme le Journal officiel des Bouffes-Parisiens. Pas une opérette n’était donnée, pas un début n’était fait qu’aussitôt on n’en eût la nouvelle dans
le Figaro.
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A part la sympathie que m’a toujours inspirée l’homme, on comprendra ce qui m’attirait vers le théâtre qu’il venait d’ouvrir. Tous deux, nous adressant au même public, nous avions eu des commencements et des luttes à peu près semblables. Tous deux doués d’une certaine dose de volonté, nous étions arrivés à peu près ensemble à réaliser notre désir. De plus le théâtre des Bouffes me paraissait suivre pas à pas les tendances de mon journal.
En effet, quand j’ai commencé à publier le Figaro, je n’ai pu en faire qu’un petit journal, tout comme Offenbach ne pouvait jouer que des saynètes, .moins importantes que des opérettes.
Mes nouvelles à la main étaient pour moi comme les couplets des pièces d’Offenbach qui, pour lui, n’ont de valeur et de succès que si on les retient et si on les répète.
Peu à peu, toujours comme le Figaro, il a élargi son cadre et mis trois personnages où il n’en employait que deux. Moi aussi j’ai agrandi mon format.
Offenbach est arrivé à jouer de grandes pièces.
Figaro en est venu à être quotidien et politique.
Enfin Offenbach a créé un genre, a inventé des auteurs et des acteurs.
De mon côté je faisais un journal dont tout, jusqu’à la disposition, a été pris par la plupart des journaux français.
Pas plus qu’à moi les imitateurs ne lui ont manqué, mais heureusement le public rend hommage aux inventeurs et les préfère à ceux qui reproduisent leurs œuvres, dussent ces derniers les améliorer. Tout le monde sait le nom de Dufresne, le piston ; bien d’autres sont venus qui avaient autant de talent que lui, mais leur nom est inconnu, tandis que le sien seul est resté.
On voit, d’après ces quelques lignes, que nous nous sommes suivis pas à pas avec Offenbach. Qu’on y regarde bien, du reste, il en est des théâtres comme des journaux, comme des établissements de commerce ils traversent les mêmes phases à la condition d’être dirigés par des hommes qui aiment leur métier et qui ont le courage de lui consacrer leur vie.
Un exemple :
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Il y a déjà quelques années deux hommes jeunes, intelligents, résolurent de fonder un établissement sans pareil dans son genre, et cependant il s’agissait de faire un magasin de nouveautés, c’est-à-dire d’organiser à Paris une concurrence à des milliers de magasins plus ou moins connus du publié.
Tous deux sortaient des magasins du Pauvre Diable ; bien décidés à frapper un grand coup, ils débutèrent par prendre un local à raison de cent mille francs par an.
Il n’y eut qu’un cri dans Paris ; cent mille francs étaient alors une somme tellement considérable que les plus experts déclarèrent que cette location était un acte de pure folie.
J’avais envisagé la chose autrement, et on peut lire dans le Figaro que je prédis alors à ces magasins un succès au delà de l’attente de tous. « Ils prendront tous les environs de la maison qu’ils viennent de louer, » écrivais-je alors.
On va voir si je me suis trompé.
Avec l’esprit d’organisation qu’ils possédaient ils établirent les fondements d’une administration sans pareille dans leur commerce ; des caisses diverses, un système de bulletins, un classement de marchandises, que sais-je, ils inventèrent tout ; si bien qu’il n’existe pas en France une maison de ce genre qui ne se soit modelée d’après la leur.
Ces deux jeunes gens qui étaient MM. Hériot et Chauchard, avaient tout simplement fondé les Magasins du Louvre. Peu à peu, ils se sont tellement agrandis, qu’ils ont englobé jusqu’à l’hôtel de ce nom, jusqu’à l’immense pâté de maisons qui existe entre la rue de Marengo et le Palais-Royal. S’ils n’étaient naturellement arrêtés par ces deux extrémités, et par les rues de Rivoli et Saint-Honoré, il est impossible de savoir jusqu’où ils iraient.
J’ai dit à quelle persévérance MM. Hériot et Chauchard, jeunes encore, doivent l’immense fortune qu’ils gèrent si bien ; j’ajouterai qu’une des grandes raisons de leur réussite est, qu’avant tout, ils ont compris les besoins de l’époque, et qu’ils sont ce que nous appelons : Parisiens, dans toute la force du terme. Pour me résumer, je dirai que notre public est le même, et que ceux qui lisent le Figaro le matin, forment la clientèle du Louvre dans la journée et des Bouffes le soir.
Je reviens à Offenbach ; je ne l’ai quitté que pour prouver que tous les succès ont le même point de départ, dans quelque milieu qu’ils se produisent et que journaux, théâtres et entreprises industrielles ne réussissent que quand ils ont à leur service l’intelligence, le goût et l’activité.
H. de Villemessant.
(A suivre.)