On a tant fête de centièmes depuis quelques années, dans les théâtres de Paris, qu’un chroniqueur qui n’aime pas les banalités ne peut guère se permettre de mentionner ces petites solennités. Et cependant c’est d’une centième que je veux vous parler ce soir. Il est vrai qu’elle ne ressemble pas du tout à toutes les autres. La centième dont il s’agit sera, en même temps, une première. Elle aura lieu, dans peu de jours, aux Folies-Dramatiques, le soir où l’on y représentera la Fille du Tambour-Major. Car la nouvelle opérette sera le centième ouvrage de Jacques Offenbach.
Je ne sais si le maëstro a l’intention de s’illuminer lui-même pour célébrer dignement cet événement, s’il s’offrira un souper ou un bal, mais il m’a paru intéressant, en cette circonstance, de jeter un coup d’œil sur la liste si brillante et si bien remplie où sont inscrites les œuvres de l’auteur d’Orphée aux Enfers.
Ce ne sont pas les titres célèbres des partitions que tout le monde connaît qui m’ont frappé.
À quoi bon citer la Grande Duchesse, la Belle Hélène, la Périchole, Barbe-Bleue, Geneviève de Brabant, le Pont des Soupirs, les Brigands, la Vie parisienne, les Bavards, la Chanson de Fortunio, Madame l’Archiduc, le Voyage dans la Lune, le Roi Carotte, la Jolie Parfumeuse, Pomme d’Api, Vert-Vert, le Violoneux, le Mariage aux lanternes, et tant d’autres opérettes, ou opéra-comiques joués partout, applaudis partout ?
Il y a autre chose, de moins connu et de plus amusant, sur cette liste. C’est une petite série d’ouvrages par lesquels Offenbach a débuté. On croit généralement que les Deux Aveugles furent sa première pièce ; tandis que bien longtemps avant, en 1839, il avait fait, au Palais-Royal, la partie musicale d’un vaudeville en deux actes d’Anicet Bourgeois et Brisebarre, Pascal et Chambord, interprété par Achard et Grassot. Il ne s’agissait pas encore d’opérette, il est vrai ; Offenbach fut tout bonnement chargé de fournir les timbres des couplets, et il composa pour Pascal et Chambord, des airs qui sont restés et qu’on entend souvent, sans soupçonner qu’il est l’auteur.
En 1854, il collabora à une pièce des Variétés, Pépito. L’amusant Leclère, chargé du rôle principal, fut chargé de chanter un grand air, ce qui ne lui était pas encore arrivé. Cet artiste, très troublé par l’énorme responsabilité vocale qui lui incombait à la fin d’une carrière exempte jusque-là de toute espèce de trilles, de vocalises et de notes piquées, fut très malheureux pendant les répétitions. Tous les jours, au café des Variétés, il demandait à tous ses amis des conseils sur le régime que doit suivre un chanteur ; il s’inquiétait, la veille de la première, de l’heure à laquelle dînait Baroilhet, lorsqu’il chantait le soir.
Ce fameux air – un grand succès comique – obtint le premier soir un succès colossal. Mais Leclère, malgré les ovations, s’écria dans la coulisse.
– Non ! C’est trop dur ! Jamais on ne me fera rechanter de grand air… Je renonce à la carrière lyrique.
Je relève aussi, dans ce remarquable catalogue, un détail extrêmement intéressant.
En 1855, sous la direction Huart, Offenbach fit représenter aux Folies-Nouvelles du boulevard du Temple, O ya ya dont les rôles étaient remplis par Hervé et Joseph Kelm.
Ce n’est donc pas dans la dernière reprise d’Orphée aux Enfers, à la Gaîté, que l’auteur du Petit Faust interpréta, pour la première fois, la musique d’Offenbach.
Du reste, tout le monde sait qu’avant d’arriver définitivement au théâtre et de saisir comme roi de l’opérette, un sceptre que nul n’a pu lui enlever, Offenbach avait une très grande réputation de violoncelliste.
Comme tout violoncelliste qui se respecte, il avait l’habitude de donner, chaque année, un grand concert à la salle Herz. Seulement, ses concerts à lui étaient toujours supérieurement organisés. Outre la variété, l’intérêt du programme et le concours des virtuoses les plus célèbres, il faisait entendre un petit opéra-comique composé pour la circonstance.
Un jour, par exemple, il donna le Trésor à Mathurin, chanté par Mme Meillet, Mlle Lemercier et par Sainte-Foy, de l’Opéra-Comique. Une autre fois, c’était Luc et Lucette, pour M. et Mme Meillet. Puis, il faisait entendre des fragments d’opéra par Roger, Hermann Léon, Mmes Ulgade et Sabatier. Les chœurs étaient chantés par des amateurs, pour les parties de basses et de ténors. Quant aux choristes femmes, elles étaient remplacées par des enfants de chœur recrutés dans les principales maîtrises des églises de Paris.
C’est en faisant répéter tous ces petits bonhommes, qui lui arriva un jour d’en remarquer un qui se distinguait parmi ses camarades non-seulement par ses grandes qualités de lecteur, mais aussi par la plus belle voix de soprano qu’on pût entendre.
Il s’intéressa à cet enfant si bien doué et le fit venir devant lui.
– Où chantes-tu habituellement, lui demanda-t-il ?
– Je suis enfant de chœur à la Madeleine, répondit le jeune choriste.
– Et ton nom ?
– Je m’appelle Faure !
– Eh ! bien, mon petit ami, continue à bien travailler ; je te garantis que tu feras ton chemin !
Il y a du vrai dans cette prophétie.
Le dernier des concerts annuels d’Offenbach donné quelques mois avant la création des Bouffes ne faut pas, à beaucoup près, le moins curieux, car c’est à cette occasion qu’il fit entendre un poème extrêmement original de Méry, le Décaméron, comprenant d’abord une partie purement littéraire, déclamée par Mlles Fix, Emma Fleury, Stella Colas, de la Comédie-Française et Luther, du Gymnase, puis une partie musicale, par Mme Ponchard, de l’Opéra et par Mlle Damoreau, devenue depuis Mme Damoreau-Wekerlin.
Cet opéra-comédie obtint un succès retentissant.
En arrivant à son centième ouvrage, l’étonnant et infatiguable auteur des quatre-vingt-dix-neuf autres songes certainement déjà à entamer une seconde série.
C’est pourquoi je termine par ce souhait bien sincère.
– A la deux-centième d’Offenbach !
Un Monsieur de l’orchestre.