La Princesse de Trébizonde, opéra-bouffe en trois actes, par MM. Nuitter et Tréfeu, musique de Jacques Offenbach. (Première représentation, le 7 décembre.)
Nous avons parlé en temps et lieu des représentations données, cet été, à Bade, par la troupe des Bouffes-Parisiens, et du succès qu’y obtint cette même Princesse de Trébizonde, dont nous avons à nous occuper aujourd’hui. Nous pourrions nous borner à renvoyer le lecteur au compte rendu que la Gazette en fit à cette époque, si des remaniements nombreux, des adjonctions considérables, tant de la part des auteurs que de celle du compositeur, n’en avaient fait une pièce toute nouvelle. Pour faire apprécier l’importance de ces modifications, il nous suffira de dire qu’un acte entier a été ajouté à la dernière partition qui n’en comportait que deux. Nous avons donc affaire à une œuvre presque vierge, et nous devons la traiter comme telle.
Le premier acte, celui qui est inédit, offre l’avantage de mettre en action une exposition qui n’était d’abord qu’un récit. Voici, d’un côté, la baraque du saltimbanque Cabriolo, avec son pître sur l’estrade, ses affiches monstres, son tambour et sa grosse caisse ; de l’autre, la maison où, en présence de l’autorité, doit se tirer le jour même une grande loterie, dont l’enjeu est un vaste et magnifique château, avec ses titres nobiliaires et autres dépendances. Cabriolo arrache les dents, enlève les taches, fait des tours d’équilibre et possède une collection de figures de cire, à l’instar de Curtius ; en un mot, il fait tout ce qui concerne son état. Il est secondé dans ces divers exercices par sa sœur Paola, la femme sauvage, par ses deux filles et par son fidèle Achate Tremolini, qui embourse à ce métier plus de coups de pied que de gros sous, mais dont le dévouement est payé par l’amour secret de la petite Régina, la fille puînée du seigneur saltimbanque. L’aînée, Zanetta, est mieux partagée ; elle a fait la conquête du jeune prince Raphaël, échappé à la surveillance de son précepteur Sparadra. La princesse de Trébizonde, l’étoile des figures de cire, a eu le nez endommagé par la maladresse de Mlle Zanetta, qui, pour ne pas faire manquer la représentation du soir, prend la place de la princesse dans une exhibition à laquelle assiste le prince Raphaël, et c’est par cet enchaînement bizarre de circonstances que la passion du jeune prince éclate, non pas, bien entendu, pour une figure inanimée, mais pour les attraits réels de Zanetta, que le petit drôle a devinés sous la défroque de la princesse.
Les choses ainsi posées, nous entrons rapidement en plein cœur du sujet. Cabriolo, en comptant sa recette, y a trouvé un billet de loterie qu’il a voulu déchirer dans un premier mouvement de dépit, mais qu’il a conservé sur les instances de sa famille. Or ce bienheureux billet en fait un baron et un châtelain, et il quitte joyeusement sa baraque pour aller vivre en millionnaire dans son nouveau domaine.
Toute sa famille l’y a suivi ; Trémolini est devenu son intendant. On boit, on mange, on se promène tout le long du jour, on dort la grasse matinée, et cependant l’ennui est venu à la suite de la richesse ; on a la nostalgie de la parade. Sur ces entrefaites, le hasard d’une partie de chasse amène au château le jeune Raphaël, poursuivi par son précepteur Sparadra, lequel est poursuivi à son tour par le prince Casimir, père de notre amoureux imberbe, un drôle de particulier, bourru, fantasque et brutal. Malgré les redoutables colères du papa Casimir, malgré la surveillance incessante de Sparadra chargé par le prince de veiller sur l’innocence de Raphaël, son fils, le jeune amoureux n’en conçoit pas moins le projet d’enlever sa Zanetta. Pour arriver à son but, il leur fait connaître sa visite antérieure à la baraque des saltimbanques, où il est tombé en admiration de la princesse de Trébizonde ; cette adorable figure, il vient de la retrouver chez le baron, il la lui faut, il la veut : « Puisque ce n’est qu’une poupée, dit le prince Casimir, tu l’auras. » Mais Cabriolo ne veut s’en défaire qu’à la condition de la suivre avec tous les siens dans le castel du prince, qui consent au marché et donne au baron la place de conservateur de ses musées.
Là, sous les yeux et à la barbe du prince, tout le monde prend ses licences. Raphaël, que l’on croit épris d’une figure de cire, fait la cour à Zanetta, pendant que les amours de Regina et de Trémolini vont leur train. Il n’est pas jusqu’au précepteur Sparadra qui n’obtienne un rendez-vous nocturne de l’imposante Paola. Est-il besoin d’ajouter qu’après bien des péripéties fantaisistes, le tout finit par un triple mariage.
La Princesse de Trebizonde, ainsi transformée par ses auteurs, MM. Nuitter et Tréfeu, y a gagné en netteté, en précision, nous pouvons même dire en intérêt et en vis comica ; car la gaieté franche qui y règne d’un bout à l’autre s’y allie à une certaine nuance de sentiment, ménagée avec adresse. La pièce est solidement assise ; elle se déduit naturellement et sans secousses extravagantes. Des rôles accessoires, bien attachés à l’action, y circulent de la façon la plus heureuse, et concourent au bon effet de l’ensemble : celui de Paola par son excentricité, celui de Régina par sa finesse, et les autres par des qualités analogues, qu’il serait trop long d’inventorier.
Si la part des librettistes mérite nos éloges, sans aucune restriction, que dire de celle du compositeur ? Les innombrables succès d’Offenbach l’ont mis en si haute faveur auprès du public que nous craignons d’être taxé d’exagération en affirmant qu’il n’a rien fait jusqu’à ce jour de plus complet, de mieux inspiré que la Princesse de Trébizonde. Tout y est réuni : la grâce, l’expression, la légèreté, sans préjudice de la note bouffe qui y résonne avec cet entrain, avec ce brio auxquels le père de la Belle-Hélène et de la Grande-Duchesse nous a accoutumés. Du reste, l’épreuve de Bade n’a pas été perdue pour Offenbach. Guidé par un tact parfait, il n’a conservé de son premier travail que les parties les plus saillantes, et nous a réservé la primeur de dix morceaux nouveaux, ni plus ni moins.
De même pour le libretto, nous sommes donc en présence d’une partition remaniée, perfectionnée de fond en comble.
L’ouverture, plus développée que d’habitude et très-habilement orchestrée, est charmante, et offre un avant-goût favorable des mélodies que nous retrouverons dans le cours de l’ouvrage.
Le chœur d’introduction et le boniment des saltimbanques, alternant avec l’annonce de la loterie, ont le mouvement, l’animation voulus en pareil occurence [1]. Ils sont suivis des couplets de Zanetta qui déplore, sur un rhythme gouailleur, l’accident arrivé au nez de la princesse de Trébizonde, et bientôt de la chanson de Régina, qui est un vrai bijou ; elle a ouvert la nombreuse série des morceaux bissés. Il est vrai que les couplets de cette chanson, dont nous ne pouvons nous empêcher de citer les très-spirituelles paroles, sont détaillés avec une délicatesse inimitable par Mme Céline Chaumont.
I
Quand je suis sur la corde raide,
Il me faut bien montrer, c’est clair,
Une jambe qui n’est pas laide
A tous les yeux qui sont en l’air.
Que le maillot soit blanc ou rose,
Toi, ferme les yeux, et pour cause.
Si tu ne peux pas... (Bis.)
T’y faire,
Ah ! dans ce cas
Tu ne fais pas
Mon affaire !...II
Moi, je t’offre, sans faribole,
Vois, si cela peut t’arranger,
Avec une tête un peu folle,
Mes droits à la fleur d’oranger.
En public, j’ai l’œil vif et tendre,
Mais mon cœur est encore à prendre.
Si tu ne peux pas... (Bis.)
T’y faire,
Ah ! dans ce cas
Tu ne fais pas
Mon affaire !...
On ne saurait dire avec plus d’esprit et de malice ce refrain ironique : Si tu n’ peux pas t’y faire, tu n’ fais pas mon affaire. Vient ensuite une adorable romance, les Tourterelles, du prince Raphaël, dite avec beaucoup de charme par Mlle Van Ghell, et qui n’a pas été moins chaudement applaudie. L’acte se termine par un finale très-habilement agencé, où nous assistons au tirage de la loterie et aux adieux à la baraque des saltimbanques, sur une joyeuse parodie du fameux air : Asile héréditaire. C’est d’un effet irrésistible, et la toile tombe sur un immense éclat de rire.
Dans l’entr’acte du premier au deuxième acte nous signalerons un solo de violon qui répète le thème de l’adieu à la baraque ; il a été fort applaudi et il méritait de l’être non-seulement sous le rapport de l’exécution qui était parfaite, mais aussi sous celui du mérite du morceau.
Nous voilà donc au château où le livret conduit la famille de saltimbanques et ils s’y ennuyent à plaisir au milieu des splendeurs qui l’entourent ; aussi le naturel ne tarde-t-il pas à reprendre le dessus et, revenant peu à peu à leurs habitudes, ils se distraient en faisant tourner sur le bout d’une baguette les assiettes et les saladiers du festin. Ici se place un quintette pétillant de verve, où l’orchestre joue un rôle qui rappelle, sans l’imiter, celui du quatuor du Rouet, dans Martha. – Le chœur des chasseurs qui lui succède est un morceau de maître tout à fait sérieux. On le classera à côté du chœur de même nature qui ouvre le second acte du Songe d’une nuit d’été.
Mais, puisque nous allons chercher nos termes de comparaison à l’Opéra-Comique, restons-y pour constater que le duo d’amour entre Raphaël et Zanetta figurerait glorieusement sur cette scène privilégiée. Tout ce qu’Offenbach a répandu de grâce et de sentiment dans la Chanson de Fortunio et dans le duo du deuxième acte de la Grande-Duchesse, est pour le moins égalé par ce délicieux morceau, qui se recommande en outre par un art infini jusque dans que ses moindres détails. Ajoutons qu’il a été dit avec autant de talent que d’expression par Mlles Fonti et Van Ghell et salué par les bravos les plus chaleureux. Berthelier, l’excellent Berthelier qui a composé de la façon la plus comique le personnage du prince Casimir, apporte à ce moment la note bouffe de ses couplets, sur les vertus de sa canne à pomme d’or, couplets qui ont été redemandés. Ceux de Raphaël sur les merveilleuses qualités de la figure de cire dit : Papa, maman, si gentiment, ont été l’objet d’une nouvelle ovation pour Mlle Van Ghell et bissés aussi à la deuxième représentation ; enfin, on a voulu de même entendre deux fois la ronde de la Princesse de Trébizonde, encadrée dans le finale de ce deuxième acte, ronde dont le gai refrain a été accueilli par d’unanimes bravos.
Les lois de la progression – heureusement observées dans la nouvelle partition d’Offenbach – veulent que le troisième acte soit encore supérieur aux deux autres ; nous félicitons le compositeur d’avoir obtenu ce rare résultat après deux actes si bien remplis. Nous avons à y signaler d’abord les couplets des pages, chantés par une douzaine de jeunes et jolies femmes qui ont chacune leur phrase pour se mettre en relief ; puis une romance de Raphaël : Fleur qui se fane avant d’éclore, d’une suavité et d’un charme qui ont électrisé la salle. Cette délicieuse romance brillera d’un vif éclat dans l’écrin déjà si riche du fécond compositeur. Ensuite les couplets de Casimir : Je suis satisfait, d’allure comique et franche ; enfin, l’ariette du « mal de dents », devant laquelle il faut nous arrêter pour en faire ressortir l’originalité et la finesse. Il y a là des fusées de vocalises qui sont une véritable trouvaille, et qui poussent aussi loin que possible le mérite de l’imitation. Elles sont d’ailleurs rendues avec une rare perfection par Mlle Van Ghell ; aussi ne faut-il pas demander si on les lui a fait répéter. Mais où l’enthousiasme du public a atteint son paroxysme, c’est dans le duo de Régina et de Trémolini dont les vers charmants ont admirablement inspiré le compositeur. Ce duo qui commence tragiquement finit par de spirituels couplets que nous cédons au plaisir de citer :
I
Tout est possible quand on s’aime,
Nous marcherons du même pas
Vers ce gai pays de Bohême,
Qui pour nous avait tant d’appas.
Faut-il ?... (Bis).TRÉMOLINI.
Ah ! ne me tente pas !...RÉGINA.
J’ai conservé, par prévoyance,
Ma tunique de taffetas,
Qui par en haut si bas commence,
Et finit si haut par en bas !...
Viens donc !... (Bis).TRÉMOLINI.
Ah ! ne me tente pas !...ENSEMBLE.
L’amour nous le dit tout bas :
Vite, en route !
Ce n’est que le premier pas
Qui coûte !...TRÉMOLINI.
Je consens, partons vite...RÉGINA.
Quoi, sitôt ?...TRÉMOLINI.
Plus de refus !
Ton cœur hésite ?...REGINA.
C’est qu’à présent je n’ose plus !II
TRÉMOLINI.
Viens, je te promets la misère ;
Suis-moi, de tout tu manqueras :
Les diamants seront de verre,
Et les lapins seront des chats.
Viens donc !... (Bis).RÉGINA.
Ah ! ne me tente pas !TRÉMOLINI.
Viens, je t’aimerai comme quatre ;
Et, pour égayer nos repas,
J’irai même jusqu’à te battre...
Et tu me le rendras...
Viens donc !... (Bis).RÉGINA.
Ah ! ne me tente pas !...
Le duo finit sur un couplet d’ensemble où l’on entend le joyeux clic ! clac ! du postillon qui est censé emporter les deux amoureux.
Il est impossible de dire avec plus de finesse que Mlle Chaumont sa partie dans ce morceau, très-heureusement dialogué pour chacun des partenaires ; il a été bissé avec des trépignements d’enthousiasme, dont le théâtre des Bouffes-Parisiens avait rarement fourni l’exemple. Bonnet en a eu sa part et c’était justice. C’est d’ailleurs une des perles de la partition.
La marche des Pages est certainement un des morceaux les mieux venus de la partition ; malgré l’heure avancée, on l’a fait aussi redire, c’est le plus bel éloge qu’on puisse lui adresser. Le troisième acte se complète par un brillant brindisi de Zanetta : O Malvoisie ! liqueur choisie, enlevé avec verve par Mlle Fonti, et autant applaudi ; un galop le suit, dont l’entrain avec lequel il est mené par les artistes ne laisse rien à désirer. – Ici se termine la partie musicale de l’œuvre nouvelle.
Après avoir rendu justice au talent du compositeur, au savoir-faire des auteurs, il faut ajouter que rarement nous avons vu pièce aussi bien jouée, même par ceux des personnages forcément sacrifiés aux autres. Qui n’a pas apprécié déjà Mlle Van Ghell, à l’Athénée, dans les Horreurs de la guerre, aux Folies-Dramatiques, dans le Petit Faust ? On sait tout ce qu’il y a de goût et de méthode dans sa voix aussi pure que bien timbrée, étendue non moins que sympathique ? Le rôle du prince Raphaël résume toutes ses qualités, et lui promet en même temps de faire valoir celles qu’elle possède comme comédienne. Les Bouffes-Parisiens ont fait là une excellente acquisition.
La fausse princesse de Trébizonde est représentée par Mlle Fonti, une charmante femme, qui a une jolie voix et qui sait s’en servir.
Nous avons vu Mlle Céline Chaumont au Gymnase, et nous savons tout ce qu’elle vaut. Elève et continuatrice de Virginie Déjazet, elle a de l’esprit, du mordant, depuis la plante des pieds jusqu’à la pointe des cheveux, et, avec un filet de voix, mais clair et d’une grande justesse, elle détaille la note d’une façon incroyable et ne laisse perdre aucune intention musicale. Son succès a été très vif.
Il suffit à Mme Thierret de paraître pour mettre la salle en joie ; elle a apporté dans son rôle de Paola, – cette sœur cadette de la Flore des Saltimbanques, – toute l’excentricité, tout le sel comique qui la distinguent et ce n’est pas peu dire.
C’est Désiré qui est le pivot de l’ouvrage, et jamais peut-être, il ne lui est échu un rôle mieux fait à sa taille que celui de Cabriolo. Il faut le voir faisant la parade dans son costume bizarrement barriolé, et se carrant ensuite dans des habits pailletés de seigneur d’occasion. Le spleen le plus tenace céderait infailliblement aux provocations cocasses de cette bonne humeur incarnée.
Berthelier a fait du prince Casimir un type qui comptera parmi ses meilleurs. Impossible de se faire une meilleure tête et de donner plus de vérité à ce rageur personnage, sorte de bête fauve, qui ne parle qu’en brandissant sa canne et en la laissant parfois retomber sur le dos de ses interlocuteurs.
Bonnet-Trémolini a tenu vaillamment sa place auprès de Désiré ; il a été comique sans être trivial et de très-bon goût dans la partie amoureuse de son rôle. Georges-Sparadra n’a pas oublié son succès des Bavards, c’est un Mentor à encadrer.
Quant à la mise en scène de la Princesse de Trébizonde, elle est des plus soignées ; M. Jules Noriac a richement fait les choses ; il n’a pas marchandé les couleurs au décorateur ; il a autorisé le costumier à tailler en pleine soie et en plein velours. Nous pouvons lui prédire, avec certitude, qu’il sera amplement récompensé de ses peines et de ses avances.
Ne finissons pas sans complimenter sincèrement ces messieurs et ces dames des chœurs, ainsi que les vaillants artistes de l’orchestre qui fonctionnent à merveille sous les ordres de Jacobi, leur digne chef.
D.
La première représentation des Brigands, opéra-bouffe en trois actes de MM. H. Meilhac et Lud. Halévy, musique de J. Offenbach, a eu lieu vendredi soir au théâtre des Variétés avec un grand succès. La salle était comble et l’on y remarquait, comme à toutes les premières aujourd’hui, une foule de notabilités contemporaines. L’espace nous manque pour rendre compte de cette nouvelle œuvre de l’infatigable compositeur ; ce sera pour notre prochain numéro.
Hier soir la Princesse de Trébizonde a été précédée d’une opérette en un acte de MM. Tréfeu et Prevel, dont Offenbach vient de composer également la musique. Elle s’appelle, comme nous l’avons dit la Romance de la Rose. Elle a été chantée par MM. Victor, Hamburger et Lacombe, et par Mlles Perrier et Valtesse. – Cette pièce étant jouée au moment même où nous mettons sous presse, nous ne pourrons en rendre compte que dimanche.