Feuilleton du Journal des débats du 9 janvier 1865
VARIÉTÉS : la Belle Hélène, opéra bouffe en trois actes, par MM. Meilhac et Ludovic Halévy, musique de M. Offenbach. – PORTE-SAINT-MARTIN : Vingt-ans après ou les Mousquetaires ; Mélingue.
Le berger phrygien, traître aux saintes lois de l’hospitalité, lorsqu’il emporte Hélène à travers les ondes, sur un vaisseau du mont Ida, soudain Nérée, un porte-malheur, enchaînant les vents impétueux, annonce au ravisseur ses tristes destins :
« Tu l’emmènes sous de fâcheux auspices, cette épouse d’un autre que la Grèce conjurée arrachera de tes mains, après avoir brisé l’antique royaume de Priam !
» Ah ! tant de fatigues et de sueurs pour ces hommes, pour ces coursiers, pour ces chanteurs ! Que de funérailles pour la race de Dardanus ! Déjà Pallas prépare son char, son égide et son casque, toutes les armes de sa colère. Toi cependant le triste protégé de Venus, tu prendras grand soin de ta chevelure, et, sur ta lyre efféminée, aux femmes tu chanteras les chansons qui leur plaisent, sur les airs d’Offenbach.
» Au fond de ta chambre adultère le javelot pesant, la flèche acérée du Crétois, les clameurs, les pieds légers d’Ajax ne sauraient t’atteindre... Inutilement tu te caches ; ils seront traînés dans la poussière ensanglantée ces beaux cheveux, dangereux ornement.
» Tourne la tête ; accourent acharnés à leur proie : Ulysse, un ravageur de ta race, et Nestor, roi des Pyliens ! Teucer arrive, et Sthénelus, brave à la guerre, habile à conduire un char, à dompter un coursier ! Prends garde à ces deux vengeurs Meilhac et Ludovic Halévy qui vont te livrer aux risées !
» Tu sauras aussi ce que pèse le bras de Mérion ; voici, ardent à ta poursuite, le fils de Tydée, intrépide encore plus que son père !
» Le cerf timide, à l’aspect du loup de l’autre côté du vallon, traverse haletant les gras pâturages ; ainsi tu fuiras à perdre haleine, oublieux des grandes actions que tu jurais d’accomplir.
» La colère d’Achille au milieu de sa flotte immobile retardera la ruine de Troie et des dames troyennes ; mais, après des hivers déjà comptés, le jour arrive qui réduit en cendres les temples et les palais d’Ilion.
» Que dis-je, après trois mille années, dans une ville qui portera le nom du berger Pâris, des faiseurs de chansons traineront sur leur théâtre, au milieu des rires d’un peuple oublieux des antiques beautés, des antiques grandeurs, la belle Hélène elle-même, représentée, hé !as ! par une belle femme abondante en toutes les beautés de son sexe et chantant comme une grive au matin. »
Voilà, sans nul doute, les grandes paroles que chantait le poëte aux spectateurs nombreux de la Belle Hélène, amie du sourire et des chansons. Certes, nous ne saurions applaudir, nous autres les amis de la grande antiquité, à ces profanations de tous les chefs-d’œuvre et de tous les souvenirs ; cependant, en bonne justice il faut reconnaître en même temps la grâce, et le plaisir de ces gaîtés populaires. Si la parodie est souvent un crime, elle est souvent une grande fête. Elle plaît à la foule ; elle amuse ; elle attire à ses ironies ; elle fut longtemps chez nous en grande faveur. Malgré les malédictions de Despréaux, la ville et la cour, dans les premiers jours du grand siècle, applaudissaient au Virgile travesti de Scarron. D’Assouci, l’empereur du burlesque, avait ses partisans. Les enfarinés et les avaleurs de pois gris arrêtaient le peuple au pont Neuf. Les Grecs eux-mêmes, les Grecs qui ne savaient qu’une chose innocente, la beauté, qu’une chose, ridicule, la laideur, ne se faisaient pas faute d’insulter sur leur théâtre leurs déesses et leurs dieux ; il riaient aux pieds d’Omphale ; ils applaudissaient aux quolibets des Noces d’Hébé ; avaient même un drame intitulé Jupiter moqué. Un de leurs poëtes, le plus grand de tous, montrait aux Athéniens la belle Hélène elle-même, rentrant la tête haute et superbe dans la maison de Ménélas ; et, sans trouble et sans rougir, elle répondait aux plaintes du chœur qui tremble pour elle : « C’est vrai, j’ai suivi le beau Pâris, mais à qui la faute ? à la déesse implacable, à Vénus ! Elle seule est coupable. » Elle entre en même temps dans ce palais qu’elle a déshonoré, où tout est prêt pour le sacrifice ; on n’attend plus que la victime, et confiante en sa beauté, elle attend sans pâlir le bon Ménélas qui lui pardonne. Au fait, c’est la faute à Vénus ! quel bon mot de parodie !... Ouvrez, au tome Ier des satires, la satire III d’Horace, qui si souvent et si bien a parlé de la fille de Sparte, oublieuse du lien conjugal, et vous serez presque épouvanté de la façon dont il parle...
Nam [mot illisible] ante Helenam (...) teterrima belli Causa...
Si donc les anciens nous ont donné l’exemple de ces inconvenances qui troublent parmi nous les consciences lettrées, il faut bien donner congé aux faiseurs de chansons et reconnaître un peu qu’ils sont dans leur droit quand ils se moquent des dieux et des déesses que les plus grands poëtes n’ont pas respectés. Cependant que c’est triste, et comme on se prend à relire, en sortant de là, honteux de s’être amusé, l’éloge d’Hélène ; esprit charmant, élégance et douceur, délicatesse, invention, art suprême et caché ; la digne héritière de la divine ceinture qui contenait les charmes, les attraits, les désirs, les douces paroles, les trahisons innocentes, les charmans badinages, le charme en fin, le charme ! Ah ! perfide Meilhac, traître Halévy, misérable Offenbach ! si vous aviez lu par hasard ces belles pages d’Isocrate célébrant, au milieu des guerres civiles, cette Hélène, orgueil de l’Asie, de l’Europe, armant la terre et le ciel en l’honneur de sa beauté ! N’avez-vous donc jamais entendu parler de ce poëte aveuglé pour avoir insulté la belle Hélène, et chantant la Palinodie, ô faiseurs de parodies, qui faites chaque soir une charpie de la ceinture de Vénus !
(...)
Jules Janin.