À M. de Saint-Georges, président de la commission de la Société des auteurs.
Mon cher confrère,
Avant tout, je tiens à vous remercier des éloges assurément immérités, que vous avez bien voulu m’adresser dans votre lettre du 15 courant. Mes « épîtres » n’ont pas la prétention d’être « spirituelles, » et je n’aspire qu’à exprimer ma pensée aussi clairement et aussi rondement que possible.
Eh ! comment lutterais-je avec un comité qui comprend les membres les plus distingués de notre Société ? Je suis tout seul à vous écrire, mon cher confrère ; vous êtes quinze pour me répondre – l’un fournit l’esprit, l’autre le style, et vous possédez au plus haut point l’art difficile de condenser les idées collectives et de leur donner une forme élégante. Cependant je ne crois pas devoir vous laisser le dernier mot, et retourner à mes chansons, que vous avez la bonté de préférer à mes discours.
Malgré vos encouragements, vos insinuations discrètes, je ne puis mettre en musique votre toute charmante épître, car vous avez des collaborateurs anonymes, et voyez-vous, nous nous exposerions à recevoir un blâme de ce terrible conseil des Dix, qui a l’honneur d’être présidé par vous.
Je vous l’avouerai, je redoute fort ce tribunal imposant qui, par l’extrême solennité de son appareil, prouve qu’il connaît et sait faire respecter la dignité de notre profession.
J’ai été souvent mandé à votre barre, et ce n’est jamais sans une émotion puissante, quelque crainte et un trouble profondément respectueux que je soumets ma personne à vos décisions souveraines, car si votre justice frappe le plus souvent à tort et à travers, du moins elle frappe toujours avec de grandes allures.
Vous m’appelez Luther ! En vérité, vous me faites trop d’honneur, et peut-être aussi n’êtes-vous pas suffisamment modeste. Pour ma part, je ne vois aucune analogie de situation qui puisse donner lieu à une comparaison tellement disproportionnée. Luther accusait la papauté de despotisme et d’ursupation, et l’on pourrait au plus vous reprocher votre impuissance et votre complète inaction. Ne soyons pas trop ambitieux, mon cher confrère, et sans remonter plus haut que le Directoire, nous trouverons à la date du 18 brumaire un précédent qui vous convient mieux à tous égards. Quant à moi, il va sans dite que je ne mêle pas à la lutte. J’attends qu’il surgisse parmi nous un homme assez énergique pour renouveler, dans notre petite sphère, l’acte vigoureux du général Bonaparte.
À celui-là, je livrerai mes notes, mes impressions, mon plébiscite, comme vous dites. (Vous voyez, mon cher confrère, que je respecte en vous, même la confusion des mots et des idées.)
Jusqu’ici nous avons conduit, vous et moi, cette polémique sur un ton plus léger qu’il ne conviendrait peut-être. Maintenant parlons sérieusement.
Voulez-vous que provisoirement nous examinions ensemble et de bonne amitié mes griefs et vos explications ?
Je reproche à notre comité de ne pas surveiller nos intérêts et de permettre par exemple à un café-concert de se moquer de ses foudres débiles en jouant le Violoneux.
Vous me répondez que rien ne prouvait « que l’opérette représentée sous ce titre fut le Violoneux, dont je suis l’auteur. »
Or je lis aujourd’hui sur l’affiche de ce même café-concert : Tromb-Alcazar, par JACQUES OFFENBACH, en caractères exagérés. Il est vrai que rien n’établit que je sois ce même Jacques Offenbach, et vous me direz sans doute que l’on a vu des ressemblances de noms plus extraordinaires.
Vous ajoutez que la commission n’a pas une escouade d’agents à son service pour constater les délits pareils à ceux dont je me plains, et vous priez les auteurs de vouloir bien vous aider à surveiller les quarante-deux cafés-concerts de Paris.
Sincèrement, est-ce sérieux cela ? Nous nous sommes associés dans le but principal de nous dégager de toute préoccupation matérielle, et vous voulez que les 1,600 auteurs qui composent notre société passent leur temps à épier, suivre, traquer sous des déguisements divers, et accompagnés de 1,600 huissiers, les cafés de paris et de la banlieue.
Et où trouver 1,600 huissiers ? Le nombre des charges est limité, et si le gouvernement en créait de nouvelles pour les besoins de la cause, il est probable que vous croiriez devoir lui infliger un blâme.
Si le comité s’occupait un peu moins de nos affaires privées, et un peu plus de nos intérêts ; s’il exerçait sa surveillance pour et non contre les auteurs, croyez-moi, vos agents suffiraient à leur tâche ainsi simplifiée.
Vous avez pris le glaive de la justice, en négligeant son égide ; – vous avez aussi ramassé son bandeau, mais sans en bien comprendre la signification symbolique.
Résumons :
À chaque assemblée générale vous présentez votre bilan annule, le résultat de vos efforts ; ce bilan se compose presqu’invariablement d’un traité et d’un blâme. Or, ce traité est toujours une lettre morte que le comité ne sait pas faire vivre. En Angleterre, en Espagne, en Italie, on ne joue en quelque sorte que le répertoire français, et malgré les traités que vous avez signés avec ces différents pays, nous n’y touchons aucun droit. – En Belgique, vous nous avez fait allouer une rémunération ridicule (dix-huit francs). – Il est évident que les traités que vous contractez en notre nom nous nuisent plutôt qu’ils ne nous servent. En paralysant notre action personnelle, ils nous empêchent de passer des conventions plus avantageuses.
Pour ma part, je ne touche de droits sérieux qu’en Allemagne, et cela, parce que j’ai eu le bon esprit de m’occuper de mes affaires moi-même, et de ne compter en rien sur votre protection théorique.
Les traités que vous signez sont donc absolument nuls ; on en rit, on les déchire et vous vous contentez pour toute opposition d’en appeler au jugement de l’opinion publique.
Reste le blâme. Ah ! sur ce chapitre-là, vous ne laissez rien à désirer – et votre conseil des Dix, composés de quinze membres, se rattrape sur nous des mépris de l’étranger. Il faut bien que vos forces se dépensent. Blâmer et condamner, voilà votre unique souci, et l’on croirait vraiment que notre association n’est qu’une société de censure mutuelle. Votre unique souci ? Non ! Et j’allais oublier la petite pointe de sentiment qui termine votre spirituelle réponse ; une larme ! je devrais dire une perle !
« Nous avons, dites-vous, de sérieux devoirs à remplir, et vous auriez pu comprendre dans les attributions de la commission, celle de secourir nos confrères malheureux, la seule, la véritable indemnité, à tous les ennuis que nous assiègent. »
Eh ! mon cher confrère, si vous vous occupiez des intérêts professionnels des auteurs malheureux, si vous usiez de votre quasi-omnipotence pour leur entrebâiller les portes qui se ferment obstinément devant eux, si vous saviez ouvrir à leurs œuvres des débouchés productifs à l’étranger, vous préviendrez leur misère, ce qui vaudrait mieux que la soulager. Quoique vous en disiez, mon cher ami, l’aumône n’est pas la meilleure forme de la charité.
Voilà ce que j’expliquerai à celui d’entre nous qui essaierait de réformer nos statuts. – J’ajouterai à mes impressions personnelles les accusations graves que portèrent récemment, contre notre organisation, les membres les plus distingués de la société.
Il est vrai que, depuis, ils ont été appelés à l’honneur de nous gouverner, et ils pensent, avec Louis XII, que le roi de France doit oublier les griefs du duc d’Orléans.
Recevez, mon cher confrère, la nouvelle assurance de ma vieille amitié.
JACQUES OFFENBACH.