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Théâtres

Le Figaro – Dimanche 4 novembre 1866

La Vie parisienne, jouée au Palais-Royal, est une bouffonnerie de la famille de Barbe-bleue et de la Belle Hélène, avec cette différence toutefois que la parodie frappe ici à notre porte, au lieu de vêtir grotesquement, une légende ; ou de remonter jusqu’aux temps héroïques. Le voyage du baron et de la baronne de Gondremar [1] à Paris est une mystification renouvelée de la mésaventure de Pourceaugnac. Le couple suédois a été rencontré à la gare par un pourchasseur de gibier féminin, un gandin blond filasse, moitié Joconde, moitié Jeannot, M. de Garde-feu. Les ébahissements du baron, les beaux yeux de la baronne inspirent au Garde-feu l’idée d’une comédie à la Richelieu. Il se donne aux nobles étrangers pour un cicérone, un guide tout prêt à leur abréger l’apprentissage des plaisirs de Paris. Gardant pour lui les apparences de la domesticité, il les installe dans son logement de garçon, qu’il baptise pour la circonstance de succursale du Grand Hôtel.

On comprend que, de ce point de départ, la pièce va s’engager, ou pour mieux dire va s’engrener dans une série de plaisanteries de plus en plus fortes, de plus en plus risquées. Pour commencer, M. le baron, avide de voir, d’entendre, de connaître la société parisienne, veut dîner à table d’hôte. Grand embarras, au début de l’aventure, pour M. de Garde-feu. L’heure presse. Le dîner, cela va tout seul mais les convives ! L’amphitryon n’a sous la main que son bottier et sa gantière : celui-là sera le major de table d’hôte, celle-ci la veuve du colonel gelé en Russie ; le surplus des dîneurs se recrutera parmi les connaissances de ces deux fournisseurs du gandin amoureux.

Pour séduire madame la baronne, il la faut séparer de M. le baron. On enverra donc la femme aux Italiens, tandis que le mari sera retenu toute la nuit par des sirènes. Bolinet [2], l’ami de Garde-feu, organise à cet effet un bal de jolies femmes. Sa tante, Mme de Quimperkaradec, est en voyage ; l’hôtel est à sa disposition ; femmes de chambre, cocher, valets de pied, revêtus d’habits de haute fantaisie, composent le personnel dansant. C’est un carnaval de « haulte [3] graisse. » Toute la société finit par s’enivrer et tomber sous la table.

L’acte de la séduction n’est pas heureux ; placé entre les folies qui précèdent et celles qui vont suivre, c’est un vase d’eau glacée qui, répandu sur la scène, rejaillit sur les rieurs de la salle. Le mystificateur est mystifié à son tour : à la place de la baronne, douce colombe qu’il croit tenir dans ses filets et qui s’est envolée, c’est la noble douairière de Quimperkaradec, dont le printemps a l’âge de ses cachemires, qui reste en cage, et devant laquelle s’apprête à roucouler le Garde-feu.

Le besoin d’un dénoûment vaille que vaille réunit tous les acteurs de ces amusantes extravagances dans un souper à la Maison d’or. Cette belle conclusion est digne de l’exorde ; les spectateurs, devenus soucieux pendant un acte, ont arrondi de nouveau leur mine allongée et prouvé, par des bravos et des éclats de rire, que cette parodie de « la vie parisienne » ne pouvait mieux finir.

Si la Vie parisienne est un tissu de folies sans queue ni tête, il faut reconnaitre que MM. Henry Meilhac et Ludovic Halévy ont jeté sur ce tissu beaucoup d’esprit. Le canevas ne vaut ni plus ni moins que les anciennes farces de la foire ; mais il y a çà et là, sous le relief fortement caricatural, plus d’un trait de comédie. La scène du duel, par exemple, est une satire très-fine, et, disons-le, dans la plus flagrante actualité ; elle va au but qu’elle veut atteindre avec beaucoup de sens, beaucoup d’esprit, beaucoup d’à-propos. Lorsque les témoins proposent au baron suédois, qui entend se venger de son mystificateur Garde-feu, un duel aux couteaux en cabinet particulier : « Chacun son cabinet et, chacun son couteau ! » s’écrie Hyacinthe ; « voilà comment je comprends le duel. » N’est-ce pas là, en effet, le dénoûment obligé de ces mille et une rencontres, d’où les héros, qui se sont provoqués sans l’ombre d’un motif, reviennent sans un semblant d’égratignure, mais avec un certificat de bravoure et des états de service dans la grande armée des duellistes pacifiques ? Chacun son cabinet, et chacun son couteau !

Le maestrino Jacques Offenbach a écrit la partition de cette opérette en cinq actes. Elle n’a pas moins réussi que ses deux aînées : la Belle Hélène et Barbe-bleue, et, comme celles-ci, après avoir amusé les Parisiens, elle ira divertir les Viennois. Dans la spécialité que M. Offenbach s’est créée, on peut disputer encore (et nous savons tous à quoi aboutissent ces querelles faites au succès) sur le degré d’estime due à son talent ; mais en supposant que son art se se doive ranger dans les infiniments petits, encore ne saurait-on, dans cet « infiniment petit là », contester l’originalité et la prodigieuse fécondité du musicien de la Vie parisienne. Il peut invoquer en sa faveur l’autorité d’un grand homme, en disant après lui que ce n’est pas une mince entreprise que de faire rire les honnêtes gens. Un jeune compositeur très-arrêté, très-féroce, très-exclusif dans le culte qu’il rend aux saints du calendrier musical, qui ne jure aujourd’hui que par Berlioz et par Richard Wagner, M. Ernest Reyer, a chanté les louanges d’Offenbach dans le grave, dans l’officiel Moniteur. Les gens du monde peuvent bien, sans encanailler leur jugement, il me semble, s’amuser aux charmants badinages d’un homme dont les ouvrages sont avoués et prisés par les gens du métier.

Jacques Offenbach écrit spirituellement de la musique scénique. Ces quelques mots sont, je crois, la définition la plus exacte et la plus complète de son talent ; et la louange peut suffire au mérite de l’œuvre comme à l’amour-propre de l’ouvrier. Multiplier les mélodies de courte dimension, les couler dans des rhythmes saisissants dont la popularité s’empare, se prodiguer sans s’épuiser, voilà l’art d’Offenbach, petit art, tant qu’il vous plaira, mais auquel seraient bien empêché d’atteindre parfois de plus grands musiciens. A chacun son lot ; celui-ci n’est point à dédaigner.

La coupe de l’opérette de la Vie parisienne est dans les conditions du théâtre et des exécutants. Les morceaux détachés, les couplets y abondent ; et ils sont tous, ou presque tous, d’une vivacité piquante. Je citerai dans le nombre les couplets du Brésilien, la chanson à boire : Tout tourne, tourne, tourne ! la lettre de Metella, les soupers de la Maison d’or. – Avec les couplets, on compte de charmants duettini, –
ceux du bottier et de la gantière, de la gantière et du Brésilien, et un petit duo d’amour chanté (oui, chanté) par Hyacinthe et Mlle Paurelle. Il y a trois finales dans la Vie parisienne : celui des voyageurs à la gare, sur un mouvement de valse, je crois ; un autre, au deuxième acte, dans lequel sont intercalés d’une façon fort plaisante l’invocation, par Mme de Sainte-Amarante, au colonel de M. Scribe : Du haut du ciel, ta demeure dernière. N’oublions pas le finale très-spirituel à l’Italienne sur ces paroles : Son habit a craqué dans le dos.

Offenbach a accompli un véritable tour de force en transformant en tenori, bassi et soprani une réunion de sprituels « cascadeurs ». – Je vous demande pardon pour cet argot qui définit un genre en abrégeant la définition.

La prima-donna de la troupe est Mlle Zulma Bouffar, des Bouffes-Parisiens. Son succès de cantatrice a été complet. La gantière, déguisée en Mme de Sainte-Amarante, n’a pas moins d’aisance dans son jeu que dans son chant. Après Mlle Zulma Bouffar, sous peine de manquer de galanterie, il faut glisser et passer au personnel masculin. J’ignore si, en baron de Gondremar, Hyacinthe est un fidèle représentant de l’aristocratie et de l’élégance suédoise : je pense – je n’affirme rien – qu’on pourrait la poétiser autrement ; mais je reconnais, avec les rieurs du Palais-Royal, que les ahurissements du noble étranger sont la chose la plus plaisante du monde. Brasseur, passé maître en imitations, fait un Brésilien, un bottier, un major de table d’hôte et un diplomate bègue : quatre rôles, quatre faciès à mourir de rire Lassouche n’a pas été à sa hauteur ordinaire comme chanteur ; il lui a fallu déployer un grand art pour triompher de sa voix momentanément rebelle ; mais Lassouche, général américain, défie le génie de la caricature. Et, pourtant, le général a été battu par l’amiral. Celui-ci, représenté par Gil Pérès, comédien original, apportait en France les splendeurs de la cour de l’empereur Soulouques, d’abord le fameux habit qui a craqué dans le dos, une boîte à sardines sur la poitrine, des décorations le long des omoplates, des épaulettes en marches de perron, et de formidables éperons. Hyacinthe, piqué par lesdits éperons, les trouve à juste raison déplacés dans l’emploi de l’amiral, à quoi celui-ci répond victorieusement qu’il est amiral en Suisse où, faute d’un océan quelconque, on exerce son grade à cheval.

Cette folie, paroles, musique, interprètes, exécutants, a pris domicile pour cent représentations au Palais-Royal.

Si vous m’avez fait l’honneur et le plaisir de lire les lignes qui précèdent, vous comprendrez, sans qu’il soit besoin de vous la donner, la raison de convenance qui me fait ajourner encore le compte rendu du drame de M. Bouilhet et de la comédie de M. Vacquerie.

B. Jouvin.

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