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Portraits parisiens

Le Figaro – Jeudi 10 septembre 1868

IV
La Belle Hélène

Tour tour Hélène, Boulotte et Grande-Duchesse de Gérolstein, elle est restée incarnée dans la fille de Léda, et tous les Paris de l’Almanach de Gotha lui ont à l’envi décerné la pomme.

On n’est pas moins antique. – Il y a en elle du débardeur, de la grande artiste et une pointe du titi parisien ? elle excelle à faire comprendre ce qu’elle ne dit pas, et a élevé la réticence, l’intention et le sous-entendu à la hauteur d’un art. Elle sait toutes les nuances, ne les force jamais, compte sur l’intelligence du public et s’arrête juste à la limite.

Son jeu est une ironie, un scepticisme, une satire, un commentaire des choses les plus intimes du monde parisien. Un regard d’elle contient une nouvelle à la main, un geste fait une allusion, un sourire à peine indiqué raconte une anecdote qui court les ruelles et circule sous le péristyle de la Bourse. – Elle ne la dira pas, soyez tranquille, elle y pense, cela suffit, et tout Paris va y penser avec elle.

L’art de la Belle Hélène mis dans un creuset donne à l’analyse une grande science de diction, tout l’esprit des coulisses, une voix d’un timbre sympathique, pas mal de cynisme, une lueur d’inspiration, de l’atticisme dans une proportion appréciable, une originalité réelle, une raillerie constante des sentiments les plus respectables, une grâce piquante, un ragoût épicé et affriolant. Malgré cela, ou plutôt à cause de cela, c’est de l’art enveloppé dans une papillotte..

La Belle-Hélène est une figure croustillante dessinée par Fragonard et retouchée par Gavarni. Le marquis de Sade, jeune encore et relativement naïf n’est pas resté étranger à la collaboration.

Les solennels disent que sa scène est un tréteau de la foire, mais les paillasses sont dessinés par Marcelin et habillés par Worth, le boniment est signé Meilhac et L. Halévy, la fanfare est d’Offenbach. Le parterre est membre de trois clubs le jockey, les mirlitons et les babys. Les pommes cuites sont des camélias, il y a des louis d’or dans la sébille et des ambassadeurs dans la claque. L’imprésario est un homme fort, il crée le mouvement au lieu de le suivre.

C’est l’art du siècle. Tant pis pour lui, un art moderne daté 1868 ; un art avancé (comme le gibier) qui se modifie et se complète suivant le goût du jour. Le geste de la création est une anomalie à la reprise et paraît démodé comme les manches pagodes, les robes de Palmyre et les chapeaux d’Herbaut.

Le dialogue suit la musique, frétillante, vive, élégante, capable de tout, même de distinction et de passion ironique sous la douleur, douloureuse sous la cascade, le couac des clarinettes allemandes qui jouent dans les cours y raille à tout instant la mélancolie de Fortunio ; c’est bien l’œuvre d’un homme de talent et d’esprit qui dit à son temps : « Ah ! tu bâilles à Alceste et tu veux du Flon-Flon ! tu en auras ; mais mauvais genre... jamais !... Evohé Bacchus m’inspire ! »

Les pampres dont se couronne cette muse-là sont cueillis à Epernay, ses Porcherons sont la Maison-d’Or, la bacchante d’Orphée aux Enfers est une bacchante entretenue qui ne connaît les faunes et les égypans que de réputation, mais qui conduit elle-même au lac, sait ce qui se passe dans les chancelleries, donne la main gauche aux princes de Bénévent, et a pour boxeurs des princes du sang.

Comme elle a une grecque au bas de sa jupe, de loin elle a l’air d’être antique, mais dans ses attributs la lyre et la palme sont entrelacées d’un mirliton acheté à Saint-Cloud. Sa tunique ne craint pas le trottoir, elle y ramasse les refrains populaires, et, par la grâce de l’art, les banales ritournelles qu’elle entraîne forment une broderie de perles autour de l’étoffe. La garniture ne vient pas toujours d’Ophyr, c’est possible ; on sent quelquefois l’écaille de poisson fabriquée rue Pagevin, mais enfin c’est une perle bien montée, qui brille, et qui accroche la lumière de la rampe en son Orient.

Tous deux auraient pu faire davantage la bacchante et la muse ; mais les joyeux viveurs aux gilets en cœur qui portent un pétuniah à la boutonnière, ne croient jamais que c’est arrivé. On sait où logent les vrais dieux ; on descend du piédestal, et de Gluck on roule à Hervé : c’est la pente irrésistible. Hélène commence un sanglot qui s’achève en rigolade de madame Ménélas. Dites-lui qu’on l’a remarqué, qui se dessine comme une plainte amoureuse et mélancolique, finit par une cascade ; et la marche héroïque, à la troisième note, prend la première mesure à droite, passe du Parthénon au bastringue, et finit en Bu qui s’avance.

Vous pouvez maudire, jeter l’anathême, crier à la profanation et vous voiler la face, cela est, cela vit, cela règne et cela fait recette.

Le monde entier fredonne ce « Bu » là ; les autocrates sous les ombrages de Tsarkôë-Zélo murmurent « J’aime les militaires » tandis que les échos du cabinet de Saint James répètent « Voila [1] le sabre... Le sabre. »

Que voulez-vous faire ? C’est un symbole cet art faisandé, Paris, Vienne, Londres et Berlin sont du même avis. On raille l’amour, la gloire, la patrie, l’amitié, les héros épiques et les trois mille dieux qui n’avaient pas un athée on place l’Hymette aux Buttes Chaumont, le Pinde à Montmartre, on envoie Calchas à Chaillot et on fait d’Ajax un gâteux. C’est un signe du temps, tout s’enchaîne.

Ces débauches spirituelles de trois hommes de talent correspondent à quelque chose, ce n’est pas la France, mais c’est un coin du boulevard où se rue toute l’Europe. Barbe-Bleue est un type, la fatalité antique faisant d’Hélène une victime, est une trouvaille, le diplomate de la Grande-Duchesse est toute la diplomatie moderne réduite à la cravate blanche et à l’impassibilité par le télégraphe. Le prince Paul et les courtisans qui s’inclinent frisent le pamphlet.

Quand les femmes qui viennent portent des jupes courtes, quand les hommes sont voués au veston court et au besigue chinois, que le plat du jour en peinture, en littérature et en philosophie, est le Pied de mouton déguisé sous toutes ses formes, il faut être conséquent ; la Malibran devient la Belle-Hélène, la Vestale et l’Alceste sont distancées par l’OEil crevé.

L’art est un miroir, il reflète les choses et les hommes contemporains.

Marquis de Villemer.

[1Sic.

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