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Les obsèques

Le Figaro – Vendredi 8 octobre 1880

Au Domicile Mortuaire
Dès neuf heures et demie du matin, une foule nombreuse d’amis se trouvait réunie dans le salon attenant à la chambre mortuaire, dans les escaliers et sous le vestibule de la maison qu’habitait Offenbach, au n°8 du boulevard des Capucines.
A côté du corps du défunt, que l’on avait exposé, un prêtre lisait les prières des morts.

Un peu avant dix heures moins un quart, le cercueil est descendu et placé sur le corbillard, aux angles duquel les employés des Pompes funèbres accrochent quatre splendides couronnes. D’autres couronnent sont déposées sur le drap noir qui recouvre le cercueil et tout autour de la bière.
Nous remarquons notamment :
Une couronne en feuillage or et vert offerte par l’Opéra où Offenbach a fait représenter le Papillon.
Une couronne de violettes avec ruban noir et lettres argent, offerte par l’Opéra-Comique.
Une énorme couronne d’immortelles jaunes offerte par les Folies-Dramatiques, avec cette mention : A Jacques Offenbach !
Une couronne offerte par le théâtre des Variétés.
Une autre par les artistes des Bouffes-Parisiens.
Une couronne offerte par l’Alhambra de Londres et déposée par son chef d’orchestre M. Jacobi.
Une autre par les théâtres de Bruxelles avec banderole aux couleurs nationales.
Une autre envoyée par les théâtres de Vienne, représentés par une délégation spéciale.
Une autre de un mètre cinquante de diamètre, faite de fleurs de toutes sortes, entrelacées d’une banderolle [1] noire portant en exergue, les titres des ouvrages suivants d’Offenbach : La Chanson de Fortunio, la Grande Duchesse, la Belle Hélène, Madame l’Archiduc, Orphée aux Enfers, la Fille du Tambour Major, les Contes fantastiques d’Hoffmann. Cette couronne est offerte, nous dit-on, par un ami intime de la famille, M. Nephtali-Mayrargues.
Puis une pluie de fleurs et de bouquets au cachet des principaux artistes de Paris.

A dix heures moins cinq minutes le cortège se met en marche dans l’ordre suivant :
Le char funèbre, dont les cordons sont tenus de la maison mortuaire à l’église par :
MM. Auguste Maquet, Victorien Sardou, Emile Perrin et Halanzier.
MM. Auguste Offenbach, fils du défunt, Charles Comte et Tournal, ses gendres, conduisent le deuil assistés de MM. Robert et Gaston Mitchell.
Immédiatement derrière le char marchent MM. Edmond Turquet, Camille Doucet et Ambroise Thomas. La foule des invités et des amis vient ensuite.
Le cortège suit l’itinéraire que nous avons indiqué : le boulevard des Capucines, le boulevard de la Madeleine, et arrive devant le portail de l’église à dix heures cinq minutes.

A l’Église
Par suite ou d’une mauvaise organisation ou d’un malentendu dans l’exécution des ordres donnés, aucune des mesures prises pour empêcher l’envahissement par la foule n’a été respectée. Le chœur, la nef et les bas côtés sont déjà plein quand les premiers invités se présentent suivant le cercueil. Il y a là une bousculade de près d’une demi-heure, au bout de laquelle une centaine de personnes au plus parviennent à se faufiler dans l’église.

A l’intérieur, prennent place tout d’abord :
Les membres de la famille.
M. Auguste Offenbach, M. et Mme Charles Comte, M. et Mme Tournal, M. et Mme Robert Mitchell, M. et Mme Gaston Mitchell.
Puis les quelques favorisés dont nous venons de parler, et qui ont réussi à trouver çà et là quelques places dans l’église déjà pleine.
Nous citons par ordre alphabétique :

MM.
Edmond Audran, Emile Abraham ;
Mme Bourdin, Pierre Bourdin, Jules Barbier, Emile Blavet, Bérardi, de Blowitz, Blandin, Mme Bizet ;
Carvalhe, Coëtlogon, Cantin, Cœdès, Christian ;
Léo Delibes, Abraham Dreyfus, L. Détroyat, Camille Doucet, Delcroix, Duru, Dupuis, Dormeuil, Denant, Duhamel ;
Eugène Grangé, Grisart, E. Guyon, Mme Gauthrot, Grévin, Gailhard, Armand Gouzien ;
Hirvoix, Hervé, Halanzier ;
Victorin Joncières, Jacobi ;
Ernest Legouvé ; les frères Lionnet, Levert, de Lauzières, baron Larrey, Charles Lecocq, de La Rounat, Calmann Lévy ;
Massenet, Emile Perrin, A. Périvier, Pasdeloup, Paul Perret, Hector Pessard, Emile Pessard, Porte ;
Ernest Reyer, Adophe Racot ;
Victorien Sardou, Salomon, Albert de Saint-Albin, baron de Soubeyran, Sellenick ;
Ambroise Thomas, Edmond Turquet, docteur Thévenet ;
Mario Uchard ;
Jules Verne, Varney.

Le reste de l’assistance est en grande partie composé de curieux et d’étrangers. Beaucoup sont en tenue de voyage, avec un « guide » sous le bras et une lorgnette en bandoulière.
On nous assure que les agents de plusieurs de ces compagnies qui se chargent de promener les étrangers à travers les curiosités de Paris, ont fait, depuis deux jours, une tournée dans les principaux hôtels, s’informant des voyageurs désireux d’entendre chanter Faure… pour rien, ou du moins pour peu de chose. Ce sont, nous dit-on, les étrangers enrôlés par ces agents qui emplissent l’église et occupent les places des invités.
Il avait été dit cependant que personne n’entrerait sans être muni de sa lettre de faire-part.
Nous serions curieux de savoir au moyen de quelle fraude on est arrivé à éluder cette précaution.
Quoi qu’il en soit, c’est devant une majorité d’indifférents et de simples curieux que la messe mortuaire d’Offenbach a été chantée.

Le programme que nous en avons donné hier a été fidèlement suivi. [2]
Après la prose de la messe, chantée par les chœurs, M. Faure a admirablement chanté le Pie Jesu. Puis, M. Talazac a merveilleusement chanté le Dies Iræ et l’Agnus Dei, avec adaptation de fragments des Contes d’Hoffmann ; le Libera Me a été chanté par M. Taskin. Enfin, à l’offertoire, M. Bazile a exécuté sur le grand orgue un morceau composé par lui sur des motifs de la Chanson de Fortunio, qui a produit un très grand effet d’émotion.

Un petit incident touchant, mais que peu de personnes auront remarqué s’est produit pendant la messe. M. Faure était placé pour chanter juste en face des enfants d’Offenbach. Pris d’émotion dès les premières notes du Pie Jesu, il a dû se détourner pour ne pas éclater en sanglots.

Autre incident.
Il était un peu plus de onze heures et demie, quand la messe a été terminée. Un mariage attendant dans la sacristie. Pour faire la place libre aux futurs époux, il fallait se hâter de débarrasser l’église de tous ses ornements funèbres. Le cercueil à peine sous le porche et la moitié des assistants était encore dans l’église, que déjà les échelles se dressaient de toutes parts pour permettre aux employés de décrocher les tentures.

Autour de l’Eglise
Tandis qu’à l’intérieur de la Madeleine on compte tout au plus une centaine d’amis du défunt ; ses intimes, ses collaborateurs, ses interprètes les plus applaudis sont forcément restés dehors, et ce n’est certes pas un spectacle sans curiosité que celui de cette foule où l’on peut, pour ainsi dire, mettre sur chaque visage, le nom d’une personnalité connue du monde parisien.
Sous le péristyle, sur les marches, devant l’église, nous reconnaissons successivement :

MM.
Eugène Bertrand, Ernest Bertrand, Berne-Bellecour, Ernest Blum, Briet, Gaston Bérardi, Adolphe Belot, Brébant, Boullard, Georges Boyer, Bridault, William Busnach, Maxime Boucheron, Alfred Blanche, Philibert Breban, Jules Beer.
Hector Crémieux, Choudens père et fils, Jules Cohen, Henri Chabrillat, Chavannes, Colleuille, Désiré Comte, Léon Comte, Calais, C. Chincholle, Cherouvrier.
Adrien Decourcelle, Pierre Decourcelle, Detaille, Gustave Doré, Duquesnel, Abraham Dreyfus, Dupray, Deforge, Albert Delpit, Draner, Paul Deroulède, Alphonse Duchemin, Duvernoy, Alfred Delilia.
Fichel, Franconi, Paul Ferrier.
Edmond Gondinet, Philippe Gille, Gal, Gerpré, Jacques Grancey, Gaudemard.
Ludovic Halévy, Heugel père et fils, Léon Halévy, Hirsch.
Jousselin.
Victor Koning.
Leterrier, Henri Lavoix, Lacôme, Ernest Lépine, Henri de Lapommeraye, E. Lambert.
Henri Meilhac, Albert Millaud, Arnold Mortier, Adrien Marx, M.-L. Mayer (de Londres), Montjoyeux, Edmond Millaud, Olivier Métra, Emile Mendel, Eugène Mayer.
Emile de Najac, Nuitter.
Péragallo, Jules Prével, Alfred Picard, Planquette.
Théodore Ritter, Charles Réty, E. Rochard, Roger.
Stauss, Albéric Second, Gaston Serpette, Paul Siraudin, Ed. Stoullig, Sari, Paul Saunière, Soumis.
Raoul Toché.
Auguste Vitu, Voillemot, Vasseur, Albert Vanloo, Vanderheim, Eugène Verconsin, Mme Vizentini.
Albert Wolff, Weill.
Zabban, Pierre Zaccone.

Les artistes dramatiques sont représentés par :

MM.
Berthelier, Baron, Brasseur.
Cooper.
Dupuis, Daubray, Dupont-Vernon, qui a été professeur du jeune Auguste Offenbach au Collège Stanistas, Didier, Dailly.
Emmanuel.
Febvre.
Gourdon, Grivot, Edouard-Georges.
Hyacinthe, Haymé.
Jolly.
Léonce, Lassouche, Luco.
Morlet.
Pradeau.
Max-Simon.

Mesdames :
Angèle.
Bartet, Zulma Bouffar,
Ducasse, Donvé,
Granier, Gabrielle Gauthier, Grivot,
Heilbron,
Isaac,
Judic,
Kalb,
Berthe Legrand, Legault,
Massin, Morena,
Réjane, Raymonde, Sarah Rambert.
Schneider, Simon-Girard.
Théo, Thérésa.
Vanghell.

Nous demandons sincèrement pardon à tous ceux et à toutes celles que nous devons oublier.
M. Vaucorbeil, malade, s’était fait excuser auprès de la famille.

Sur la place de la Madeleine, toutes les fenêtres sont garnies de curieux. Dans la foule, des marchands circulent offrant des petits bouquets d’immortelles jaunes et noires.
Sur la terrasse du cinquième étage d’une maison de la rue Royale, un photographe s’est installé et prend une vue d’ensemble de la place, avec le char funèbre, l’église et la foule.
A un moment, lassés d’attendre inutilement sur les marches de l’église, un certain nombre d’invités prennent le parti d’utiliser le temps que doit durer la messe, en allant déjeuner. Ils traversent la place et entrent chez Durand.
Un peu avant midi, un grand mouvement se produit. La messe est finie. On sort en foule de l’église. Le cercueil est replacé sur le char funèbre. Cette fois, ce sont MM. Victorien Sardou, Joncières, de Najac et Armand Gouzien qui prennent les cordons du poêle.
Le cortège se remet en marche, suivant le boulevard de la Madeleine, le boulevard des Capucines, le boulevard des Italiens, le boulevard Montmartre, le faubourg Poissonnière, la rue Papillon, la rue Lafayette, la rue de Châteaudun, la rue Blanche et le boulevard extérieur jusqu’au cimetière Montmartre.

Au Cimetière
Nous devons dire que pendant ce trajet, beaucoup trop long, le cortège s’est notablement amoindri. Un quart à peine des premiers assistants a suivi l’enterrement jusqu’au bout. Au bord de la tombe il n’y a plus qu’un très petit nombre d’hommes de lettres, quelques artistes hommes et trois artistes femmes : Mlle Hortense Schneider, qui a suivi le cortège à pied jusqu’au cimetière, Mlles Kalb et Réjane, du Vaudeville. Nous apercevons aussi la bouquetière Isabelle.

Avant de descendre le cercueil dans le caveau qui l’attend et qui est situé tout à l’entrée de la première allée de droite du cimetière, mais trop en retrait pour que les invités puissent trouver place autour, les porteurs le déposent un instant sur deux tréteaux placés exprès sur le côté gauche de l’allée. M. Auguste Maquet s’avance alors et prononce le discours suivant :

Messieurs,
Le président de la Commission des auteurs et compositeurs dramatiques a voulu, au nom de la Société, offrir à notre cher et regretté confrère l’expression improvisée, incomplète hélas ! mais profondément émue de notre admiration et de notre amitié.
De notre admiration ; car ce fut un merveilleux artiste, véritable poète comique, dont le grâce, l’esprit, l’imagination inépuisables ont fait, pendant un quart de siècle, le désespoir des envieux et les délices de notre pays comme de tous les autres.
Travailleur énergique, il a écrit plus de cent partitions dont un grand nombre sont les chefs-d’œuvre du genre qu’il a créé ; ce genre fin, élégant, délicat, éminemment français, dans lequel il n’a jamais été surpassé.
Ce fut aussi une âme intrépide, infatigable, que rien ne peut vaincre, ni la douleur, ni l’adversité. Cette âme soutint dix ans ce corps épuisé, défaillant, elle le forçait à travailler, elle le forçait à vivre.
Cet hommage sincère rendu à la mémoire d’Offenbach, je l’offre à sa veuve, à ses enfants si cruellement frappés et si vite. Qu’ils nous permettent de prendre avec eux le deuil de celui que nous avons perdu ; nous étions sa famille aussi !

*
* *

La fin de la cérémonie a été marquée par un incident émouvant. Selon l’usage, les parents étaient venus se ranger dans le voisinage de la tombe pour recevoir les compliments de condoléance des amis, usage barbare puisqu’il prolonge les angoisses des enfants qui viennent de traverser de si dures épreuves. Le jeune fils d’Offenbach faisait pitié à voir, il tremblait comme une feuille sous les secousses qui l’agitaient. Notre collaborateur Albert Wolff eut le courage de mettre un terme à cette scène poignante.
– Vous voyez bien que cet enfant est à bout de forces, dit-il, emmenons-le.
Et passant son bras sous celui du jeune Auguste, il l’entraîna. Le jeune homme se croyant retenu quand même par sa piété filiale, ne voulait pas s’en aller. Mais Wolff, l’embrassant, lui dit :
– Tu sais, mon jeune ami, si j’ai aimé ton père ! Eh bien, va-t-en ! Tu n’as plus rien à faire ici !
Et aidé par un autre grand ami de la famille, M. Nephtali Mayrargues, il fit monter de force ce pauvre enfant dans une voiture qui le ramena vers sa mère, dans la maison mortuaire. Il faut dire qu’à ce moment Albert Wolff était aussi ému que l’enfant qu’il a vu naître, et c’est pour cela que notre collaborateur avait décliné le douloureux honneur de tenir un des cordons dans le trajet de l’église au cimetière.
Ajoutons, en terminant, que la plus belle oraison funèbre d’Offenbach a été le grand et réel chagrin de tous ceux qui ont vécu dans son intimité. Victorien Sardou, entre autres, a dû renoncer à prendre la parole sur sa tombe. Il ne s’en est pas senti la force.
Jehan Valter.

La famille Offenbach nous prie de transmettre ses remercîments les plus sincères et les plus vifs, à la presse et aux artistes, pour le concours affectueux qu’ils lui ont prêté avec tant d’empressement dans cette douloureuse circonstance.

[1SIC

[2Programme non trouvé dans l’édition du 7 octobre 1880

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