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Souvenirs anecdotiques

Le Figaro – Mercredi 6 octobre 1880

Qu’on nous permette de réunir quelques souvenirs personnels de cet homme de grand esprit. Ce n’est pas aujourd’hui le moment de rappeler les anecdotes remplies qu’il venait dire dans nos bureaux ; nous nous bornerons à citer celles qui pourront donner une idée de la fantaisie de sa verve si parisienne.


Un des premiers Offenbach donna des fêtes à centième de ses pièces.
On se rappelle encore le splendide souper qui eut lieu au Grand-Hôtel au moment des Brigands et de la Princesse de Trébizonde.
Au moment ou [1] les toastes solennels allaient peut-être commencer, Offenbach se leva et gravement prononça un speech en allemand, Xavier Aubry et lui répondit en anglais et Angel de Miranda en espagnol.
Désiré prit alors la parole :
Mesdames, messieurs, j’avais l’intention de porter un toast en français, mais j’ai peur de n’être point compris, j’y renonce.


Veut-on connaître son opinion sur Wagner ; la voici dans une lettre de lui.

…… Et pour résumer mon opinion en quelques mots, Wagner serait le plus grand de tous les musiciens s’il n’avait été précédé par Mozart, Glück, Weber, Beethoven, Mendelssohn, etc…, le plus spirituel, le plus fraîchement mélodiste, si Hérold, Halévy, Aubert, Boïeldieu, et., n’avaient jamais vécu ; son génie serait incomparable s’il n’avait eu pour contemporains Meyerbeer et Rossini.
Sa musique en révolte ouverte avec le suffrage universel et aussi le goût des délicats, peut être ainsi définie :

LA MUSIQUE IRRÉCONCILIABLE

L’avenir l’aministiera-t-il ?


Offenbach avait été mieux jugé par Rossini, qui écrit à Offenbach :
– « Vous êtes le Mozart des Champs-Elysées ! »
Malgré cela, l’auteur de la Belle Hélène se laissait peu illusionner sur les sentiments, à son égard, de ses confrères.
Un jour qu’on lui demandait pourquoi il les évitait, – c’était au moment de son retour d’Amérique :
– Voyez-vous, dit-il, je me porte trop bien, j’ai trop bonne mine, j’ai peur de leur faire de la peine.


Une anecdote qui donner une idée de la facilité tout à fait extraordinaire de composition du maestro Offenbach.

C’était en 1850, M. Arsène Houssaye venait de prendre la direction de la Comédie-Française ; il engagea notre musicien comme chef d’orchestre.
Alfred de Musset, dont le premier de nos théâtres jouait alors les proverbes, entre un jour chez le directeur et lui dit :
– Puisque vous avez Offenbach, mon cher, il ne faut pas laisser un tel talent inactif. Invitez-le donc à nous faire la musique de la chanson de Fortunio. Je ne le connais pas, sans quoi, j’irais lui demander cela moi-même.
– Si vous ne le connaissez pas, dit Arsène Houssaye, je vous le présente… Le voici.
Effectivement, Offenbach, se trouvait dans le cabinet de direction.
– Je suis trop heureux de vous être agréable, dit le chef d’orchestre au poète. Envoyons chercher tout de suite la brochure chez Barba.
– Quoi ! vous voulez composer cette musique ?…
– Ici même, sans plus de retard. Nous appellerons ensuite Delaunay pour la chanter.
Delaunay, très jeune alors et simple pensionnaire de la Comédie-Française, était chargé du rôle de Fortunio.
Cinq minutes après, on apporte la brochure, Jacques, ayant les vers d’Alfred de Musset sous les yeux, improvise un air adorable et le fredonne à l’auteur émerveillé.
– Vite, appelons Fortunio ! dit Arsène Delaunay ne tarda pas à paraître.
On le mit au courant de ce qui venait de se passer, et Jacques fredonna de nouveau son petit chef-d’œuvre musical à celui qui devait en être l’interprète. Mais, – ô déception ! – Delaunay, dont la voix est si féminine, et si douce lorsqu’il parle, développa soudain, dès la première note, un timbre de basse-taille du plus écrasant effet.
– Ah ! le malheureux ! s’écria le chef d’orchestre : impossible ! impossible ! Qu’il déclame les couplets, soit, mais qu’il ne les chante jamais !
Du reste, la musique improvisée par Offenbach ne fut pas perdue.
L’opéra bouffe de la Chanson de Fortunio fut, à quelques années de là, donné au public. Nous le devons au phénomène étrange produit par la nature dans le gosier de Delaunay.


C’était à Ems, en 1862.
On parlait de la vieillesse et de son cortège de tourments.
Offenbach, qui était un fantaisiste dit sans rire :
– Oui, je sais que mille chagrins entourent la soixantième année, mais moi j’ai pris mes mesures, et je suis sûr de n’avoir aucun ennui. En première ligne, n’est-ce pas, vous comptez les tracas paternels ? Eh bien ! mon fils n’a que deux mois, et déjà j’ai tout prévu. J’ai rédigé toute la correspondance que j’aurai à lui adresser. Je déposerai chez mon notaire un certain nombre de lettres. A des dates fixées, le premier clerc n’aura qu’à mettre chaque missive à la poste… dans vingt ans d’ici… Pas une ne sera chargée.
Et comme preuve à l’appui, il tira de sa poche une lettre dont il lut les passages suivants, et dont il faut tout d’abord remarquer la date :

Ems, ce 21 août 1885.
Mon cher Auguste,
Je t’accuse réception de la note que ton bijoutier m’envoie à payer.
J’y voir figurer une aigrette de 14,000 francs ! A ton âge, vingt-trois ans ! Tu vas bien
De mon temps, ces dames avaient quelquefois leur plumet, mais jamais d’aigrette.
… J’ai gagné ma gagné aisance à la sueur de mes notes ; cesse les tiennes, car je ne payerai rien.
… Entre nous, ne fréquente pas trop les hommes de lettres, ces gens qui dorment le jour et ne travaillent pas la nuit.
… Tu passeras chez M. Bache, mon notaire pour le prier de vouloir bien m’envoyer le dividence de mes 22,708 actions de la Société en commandite…
Je me résume, cher enfant :
– Tu peux toujours me demander des conseils, des écus, rarement.
Ton vieux père rabâcheur,
Jacques OFFENBACH.


Offenbach riait de tout et même de l’état de sa santé.
Au moment où il était question du départ d’Offenbach pour l’Amérique, un de ses confrères lui disait avec un accent de faux intérêt :
– Vous avez tort, mon cher, de vous exposer à de telles fatigues, car enfin, vous n’êtes pas un colosse !
– Oh ! fit Offenbach en souriant, rassurez-vous, j’ai une santé si délicate que je n’ai même pas la force d’être malade.


Un amateur d’autographes nous communique une lettre doublement intéressante, adressée il y a quarante ans, par Halévy au père d’Offenbach, quelque temps après l’arrivée du jeune Jacques à Paris. Ce dernier ne se doutait guère alors de la célébrité qui l’y attendait.

Monsieur,
Je vous remercie beaucoup de la peine que vous avez bien voulu prendre en me donnant quelques renseignements sur le succès qu’a obtenu à Cologne, mon opéra de la Juive. Je suis très heureux de mériter les suffrages de ces juges éclairés, j’attache toujours le plus grand prix à connaître l’effet qu’auront produit mes ouvrages en Allemagne, et je regarderai comme une douce récompense de mes travaux d’avoir pu éveiller quelque sympathie dans une contrée que l’on peut, à juste titre, regarder comme la patrie de la musique forte et dramatique.
Je ne vous cacherai pas, monsieur, que je mets cependant sur le compte de votre bienveillance une grande partie des éloges que vous voulez bien me donner.
Je vois assez souvent messieurs vos fils ; ils viennent quelquefois me demander des conseils que j’ai le plus grand plaisir à leur donner.
J’espère que vous serez content d’eux ; le jeune, plus particulièrement, me paraît destiné à de véritables succès dans la carrière de la composition, et je m’estimerai heureux de pouvoir y coopérer, en l’encourageant et en le secondant dans ses études et dans ses travaux.
Veuillez recevoir, monsieur, l’assurance de tous mes sentiments les plus distingués.
F. HALÉVY
Paris, 18 août 1836.

Ainsi, l’auteur de la Juive avait absolument deviné, dès 1836, l’auteur de la Belle Hélène, le roi de l’opérette.


Un des coins intéressants de Paris, un rendez-vous de tout le monde artiste et littéraire, fut la table d’Offenbach, au Café Riche. C’était le matin, avant midi. On arrivait au coin de la rue Le Peletier et l’on entrait par la porte du restaurant, en pan coupé ; Offenbach présidait, assis au milieu d’une demi-douzaine d’amis qui l’entouraient. On a vu s’asseoir là tous les auteurs et tous les journalistes en vogue ; et c’est à côté de l’auteur des Brigands qu’on a trouvé les meilleurs Echos de Paris ; publiés pendant quinze ans dans le Figaro.
MM. de Villemessant, H. Crémieux, Wolff, Sardou, Meilhac, Halévy, Scholl, Millaud, Saint-Albin, Ph. Gille, Tréfeu, Du Locle, Nuitter, etc. Que de collaborations se sont ébauchées à cette table du Café Riche !


Offenbach qui a vécu dans l’intimité de tous les rédacteurs du Figaro, avait connu Philippe Gille, avant qu’il fût notre collaborateur. Ce fut lui qui lui joua sa première opérette en 1857 et voici en quelles circonstances.
Gille avait écrit un livret d’opérette, intitulé Vent du soir ; il avait chargé l’un de ses amis, Léon Battu, de le remettre à Offenbach, qu’il ne connaissait pas. Aucune réponse ne lui étant parvenue sur le sort de sa pièce, notre ami la croyait purement et simplement « classée » comme on dit en termes polis.
Un beau matin cependant, il reçu de Jacques une lettre de convocation. A peine arrivé au théâtre du passage Choiseul, notre collaborateur fut introduit dans le cabinet directorial, où Offenbach, renversé dans son fauteuil, lui dit en déchirant des journaux dont il mâchonnait les fragments.
– J’ai lu votre pièce, elle me plaît !
Gille était ravi.
– Et qui en fera la musique ? demanda-t-il.
– Un garçon en qui j’ai confiance, répondit Offenbach.
– Mais qui ?
– Vous verrez bien !
Puis se levant et mettant son chapeau, il ajouta :
– Allons toujours à la répétition.
Stupéfaction de Gille qui ne comprenait pas. On arrive sur le théâtre où l’on répétait son poème et la musique, de qui ? d’Offenbach ! Les artistes étaient Désiré, Léonce, etc., toute la belle troupe des Bouffes.
Si jamais jeune auteur fut ébloui de sa nouvelle fortune, ce fut Gille, à qui Jacques dit, en le regardant en souriant sous son binocle :
– Nous lirons demain la pièce, pour savoir si elle peut être reçue !
Le lendemain, la pièce fut lue. Quinze jours après, elle était jouée, et obtint un véritable succès.
Les directeurs qui font de semblables surprises aux auteurs sont rares aujourd’hui.


Cet hiver, Offenbach vint s’installer à Nice ; il occupait une belle chambre, au soleil, sur la Promenade des Anglais ; il voulait faire provision de quelques mois de santé pour finir ses opérettes de la saison. Un jour qu’il se sentait plus gaillard ; il vint à Monte-Carlo avec Quatrelles ; il déjeuna à l’Hôtel de Paris et passa un quart d’heure à la roulette. Il jetait l’or d’une main enfiévrée sur le tapis, arrosant les numéros qu’il aimait. La veine lui souriait ; il avait été joueur et il savait que lorsqu’on gagne on ne doit pas s’arrêter – mais les forces lui manquèrent et bien que le croupier semblât manier la bille au gré de sa volonté, il s’arrêta les mains pleines de louis et dit :
– Je ne puis plus, ça me fatigue trop !…
Ce fut sa dernière partie.


Un touchant souvenir du 19 mai, la veille du jour où le maestro donna chez lui l’audition des Contes d’Hoffmann, et qui montre un des plus jolis côtés du mort d’hier – le côté paternel.

Je déjeunais avec Offenbach. Il ne cessait de me parler de son fils, alors rhétoricien à Stanislas, auquel, par une exception presque unique en sa vie, il avait dédié sa nouvelle partition. Chaque jour le père recevait une lettre. E bien jolies, bien touchantes ces lettres ! Le matin, le cher enfant, très musicien, lui-même, mettait un accord en mi bémol en post-scriptum. Et des phrases charmantes :
« Quand je serai vieux, vieux, vieux, je chanterai tes airs à mes petits-enfants, d’une voix tremblottante [2], et ils diront, comme dans la chanson de Béranger, en parlant du grand Jacques que j’aurai aidé en son labeur : « Il a connu notre grand-père ! »
Offenbach me lisait cela, tout en de défendant beaucoup contre son émotion. Mais arrive un mot d’une perfide douceur, pour obtenir d’assister à l’audition. Le père sourit :
Puis redevenu sévère :
– Cristi ! c’est impossible… il se fera refuser au bachot avec ses idées de musicien !
Et patatra ! le post-scriptum en mi bémol… Alors, Offenbach, se tournant vers la meilleure des femmes et la plus tendre des mères, qui attendait la parole du juge sur le sort du Benjamin :
– C’est qu’il a raison absolument… En mi bémol, parbleu ! Je crois bien qu’il entendra les Contes ! Il le faut absolument !…
Il s’agissait d’un accord final à effet. Le maître et l’élève en avaient disserté quelques jours auparavant, et c’était un nouvel accord proposé qui mettait ainsi à l’envers la tête et le cœur de l’excellent père.


Bien qu’il soit inutile d’insister sur la bienfaisance si connue d’Offenbach, rappelons qu’un jour, dans une ville d’eau, il fut accosté par un petit mendiant qui lui demanda l’aumône. Le maestro fouilla dans ses poches ; le trente et quarante les avait mises à sec.
Mais, sans perdre de temps, il entre dans un bureau de tabac, toujours suivi de son petit mendiant, prend une feuille de papier, trace à la hâte des portées, improvise séance tenante un morceau de musique et le signe.
– Tiens, fait-il, en le donnant au petit bonhomme, va porter ça chez le marchant de musique, et garde la monnaie.


Nous arrêtons ici aujourd’hui tous ces souvenirs que nous avons évoqués, pour bien faire connaître le père de famille, l’artiste éminent, l’homme de cœur, le travailleur consciencieux et infatigable.
Dans quelques jours, nous reviendrons sur cette figure originale, et nous dirons ce que possédait d’esprit et de charme l’ami regretté que la rédaction du Figaro revendique pour un des siens.

[1SIC

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